Fragment #45 - Au Fumoir

Samedi 26 décembre 2009
A Paris

Je suis assis dans un gros fauteuil en cuir Old Wessex, assise confortable, coussin en mousse. J'ai pris une place dans le fond, près de la bibliothèque. Une serveuse, grande et mince, me demande, avec un léger accent anglais, si je souhaite boire quelque chose. Je lui réponds que j'attends quelqu'un et que je préfère commander lorsqu'il arrivera. Elle s'incline puis retourne derrière le comptoir. Il est un peu plus de midi et la clientèle du Fumoir commence à arriver. On dirait qu'ils se sont tous donné le mot : chemises blanches, pantalons de costume ou pantalons de toile noirs, longues mèches blondes, petits foulards autour du cou pour les hommes, probablement de la soie ou du cachemire, teints légèrement hâlés... La clientèle est riche et le montre. En terrasse, des Américains ou des Espagnols portent de grosses lunettes de soleil, Hugo Boss ou Gucci, ou D&G, même si le soleil d'hiver n'éblouit pas. A deux tables de la mienne, un couple de jeunes trentenaires parlent de vacances d'hiver à Megève, Courchevel ou Méribel, ou je ne sais quelle autre station pour clientèle haut de gamme qui skie en manteau de fourrure. La conversation dévie sur un client imbécile, je cite, qui n'avait pas bien analysé les conditions du bail de son EPHAD et doit maintenant payer les travaux de mise aux normes. C'était pourtant clair, continue le trentenaire à la mèche blonde, on connaît tous l'évolution permanente de la réglementation pour les normes des EPHAD, darling, comment peut-on être si sot ! Mes deux voisins se mettent à pouffer. Je suis tellement absorbé par leur conversation et leurs manières (surtout) que je ne remarque pas l'homme qui s'assoit en face de moi. Il est grand, mince, la bonne trentaine grisonnante, mais ça lui va bien. Il porte un pull col en V sous lequel il a mis une chemise blanche et une cravate noire. Élégance sobre. Je sais qu'il travaille dans la communication de crise, un grand cabinet, et que nombre de ses conseils sont dispensés aux chefs de grandes entreprises. Pas de PME ou très peu. Ses services se vendent chers, plusieurs milliers d'Euros la journée. Il ne dit rien et me regarde. La serveuse nous rejoint. C'est lui qui commande. Je le laisse faire. Une fois la serveuse partie, la conversation s'engage.

Je vous prie de m'excuser pour le retard, j'ai eu un imprévu.
Je suis arrivé peu de temps avant vous.
Bien. Très bien.

Il se tait et continue de me regarder.

Vous venez souvent au Fumoir ?
De temps en temps.
Moi j'y viens souvent. J'aime bien l'ambiance un peu "club anglais". Et puis leurs chocolats chauds sont délicieux.
C'est vrai.
Oh, vous les avez essayés vous aussi ?
D'habitude, je viens pour cela.
Oui, du vrai chocolat, épais, presque comme une crème.
Certaines personnes n'aiment pas quand c'est épais.
Certes. Pourtant... Enfin, il n'y a aucune comparaison avec les chocolats chauds servis dans la plupart des cafés. Généralement, d'ailleurs, ce n'est même pas du lait, mais de l'eau. C'est répugnant.
Le mot est peut-être un peu fort, mais je suis d'accord avec vous.
Le mot n'est pas fort ! On ne sait plus ce qui est bon aujourd'hui ! Les gens prennent n'importe quoi de nos jours, on ne fait plus attention à rien.
Sûrement.

Il s'interrompt.

Vous êtes plutôt du genre laconique.
Cela dépend.
Cela dépend de quoi ?
Du sujet.
Vous n'êtes pas d'accord ?
Sur ?
Eh bien, sur le fait que les gens ne font plus attention à rien. On dit que c'est l'époque de la consommation à outrance, moi je pense plutôt que c'est une époque où l'on vend le banal à chaque coin de rue et que les gens sont satisfaits. Ils n'ont plus d'exigence. On se fout de la qualité, on se fout du service... C'est aussi pour cela que j'aime le Fumoir : les serveurs sont à notre service, discrets mais présents, attentionnés mais pas vendeurs...
Soit. Ça se paie, aussi. Tout le monde ne peut pas se le permettre.
J'ai entendu dire que vous n'aviez pas de souci de ce côté là.
Entendu dire par qui ?
Je m'informe.
Vous êtes bien informés. En effet, je n'ai pas de souci pécuniaire.
Tant mieux.
Pourquoi ?
Tant mieux pour vous. C'est une chance. Vous ne devez pas en avoir honte.
Je n'en ai pas honte.
Tant mieux.

Silence. La serveuse nous apporte les clubs sandwiches et un Côte de Nuits-Villages de 2004, apparemment un bon cru. Nous déjeunons dans un silence relatif, émaillé de quelques banalités sur notre époque. Il n'est pas beaucoup plus âgé que moi, mais semble amer, dégoûté par les gens, la vie. Sur ce point, nous nous rejoignons et je pense qu'il le ressent. Mes phrases courtes ne lui déplaisent pas et il aime le silence. Il aime aussi me regarder. Je ne sens aucun désir dans son regard, mais je suppose qu'il me trouve beau, car tout le monde me trouve beau. A la fin du repas, il règle l'addition. Je ne m'y oppose que très faiblement.

Vous avez quoi comme voiture ?
J'ai pris une Bentley.
Fort bien, fort bien.

Nous descendons au parking. J'ouvre la portière arrière de la voiture et monte à l'avant.

Où allons-nous ?
Nulle part. On va faire le tour de Paris. On discutera en chemin.
D'accord.