Fragment #120 - La colère d'un frère

Cela faisait longtemps que je n'avais pas passé un moment au Tudor Inn. Son ambiance feutrée, sa petite plateforme en verre avec les fauteuils et la table au milieu. A chaque fois que je regarde cette plateforme, je pense aux photos que je pourrais faire. Des photos pour un magazine, un modèle, une jolie femme.
Je jette une œil autour de moi. Je vois plusieurs personnes détourner le regard. On m'observait. Mon regard glisse sur la table devant moi. Deux verres de whisky et plusieurs tickets déposés par le serveur. Je n'ai déjà plus assez ma tête pour faire le calcul des tickets. Ni des verres d'ailleurs. Je m'enfonce un peu plus dans le fauteuil et d'un geste sec, bois le contenu d'un des verres. Je sens le liquide ambré brûler mon œsophage, et un long frisson remonter le long de ma colonne vertébrale. Dieu que c'est bon. Je me sens comme endormi, apaisé.
A une des tables à côté de la mienne, une fille demande à son petit ami d'arrêter de me fixer. Je plante mes yeux dans ceux du petit ami. Qu'est-ce que tu vois, petit ? Qu'est-ce que je t'inspire ? Dégoût ? Envie ? Non. Non, pas ça. Je te fais peur. Je le vois dans tes yeux, petit. Tu veux voir ce qui se cache en dessous. Tu veux savoir ce qui me pousse à boire verre sur verre. Tu veux...
Je reçois une claque sur le crâne. Je me lève aussitôt pour faire face à mon assaillant. Trop vite. Trop alcoolisé. Je retombe sur mes fesses dans le fauteuil. Le petit ami de la table d'à côté n'en a pas loupé une miette.
« Tss. Damien... T'as encore bu.
- Pas tant que ça.
- En plus, t'as mangé du clown. Prend ton manteau, on se casse. 
- Qu'est-ce que tu fous là, Jé.
- Je viens te ramener chez toi. »
Jé épluche le petit tas de tickets.
« Eh bien, mon gars, tu tiens moins la boisson qu'avant. Tu m'as habitué à pire. Viens, c'est pour moi. »
Il s'en va payer alors que je me dirige vers la table avec le couple. Ils se mettent à regarder leurs chaussures. J'ai à peine le temps d'ouvrir la bouche que la main puissante de Jé se resserre autour de mon épaule.
« Par ici. On embête pas les gens. »
Je suis Jé dehors plus ou moins contre ma volonté. Il pleut. La pluie est glacée. Je commence à peine à reprendre mes esprits grâce au froid que le poing de Jé s'encastre dans mon estomac. Souffle coupé instantanément. Je titube jusqu'à une vitrine d'un magasin pour m'y appuyer. Je regarde Jé, incrédule.
« Ça, c'est parce que tu as merdé avec ta sœur. Pauvre connard. Elle m'a appelé. T'imagines, Claire ne m'a pas parlé depuis l'accident et là, elle m'appelle en pleine nuit, et me raconte que tu l'as foutue dehors. Tu as merdé, Damien. »
Il s'approche de moi. Les ombres que crée les lampadaires rendent le visage de Jé encore plus menaçant.
« Tu n'aurais pas du faire ça. Tu te reposes sur Claire depuis des années, et pour une fois que c'est elle qui a besoin de ton soutien, tu lui tournes le dos. »
Il enfonce encore une fois son poing dans mes côtes.
« Pourquoi est-ce que tu t'en mêles ? Pourquoi maintenant ? »
Je vomis ces quelques mots. Les mains de Jé se pose sur mes joues.
- Parce que... Parce que... Parce qu'au moins tu as encore une sœur à surveiller. Toi au moins, tu peux encore veiller sur ta sœur. »