Fragment #25 - Regards croisés

Ian a tenu à ce que l’on se retrouve pour parler. Et puis ça me fait du bien de sortir un peu. Les deux dernières semaines ont été longues. Et mon comportement envers Ian jeudi m’a gêné. Me voilà donc en sa compagnie, accoudé à une table de l’Australian Bar, place Louise de Bettignies. Samedi soir. Le pub est saturé de personnes et de fumée. J’ai du mal à y apercevoir quoi que ce soit. Il me demande comment ça a été, si je n’ai eu besoin de rien chez moi ou au boulot, mais je lui explique qu’après un passage de mes parents, mes armoires étaient généralement pleines pour les deux mois à venir. Et que pour le travail, Jean-Charles n’en avait pas fini avec moi. Il rigole à mes propos sur ma famille et m’explique qu’il sera certainement comme ça lorsque son fils quittera la maison. Je grince des dents lorsqu’il me dit que je serai pareil quand je serais père. J’aurais voulu. Du temps passe entre chaque phrase. Je sens que Ian veut me poser des questions. Je ne sais pas si je suis prêt, même si je sais qu’il ne veut pas de mal.
« Votre femme, ça ne la dérange pas que vous soyez là avec moi ?
- Non. Pas du tout. Nous nous réservons nos moments privés et puis depuis qu’il y a Tim, je ne fais plus de déplacement quasiment donc je dors tous les soirs à la maison. Sortir boire un verre avec un collègue ne la dérange pas.
- Ok. C’est bien.
- Oui effectivement. Je n’ai pas à me plaindre. J’ai une bonne femme et un enfant adorable qui apprend bien à l’école. Je lui apprends même déjà à faire des photos. »
Il sourit. Il a l’air heureux lorsqu’il parle de sa famille. La famille. Mes parents et Claire. Et Sofia qui aurait pu être un jour ma femme. Je ne lui en parle pas. C’est ma blessure secrète. Je ne veux pas que l’on s’apitoie sur moi. Il me regarde sans rien dire, essayant certainement de pénétrer mes pensées.
« Tu sais Damien, tu es encore jeune. Tu trouveras la perle rare. »
La musique presque trop forte aurait pu couvrir ses mots mais non, je les ai entendu clairement.
« Je l’avais cette perle rare… Elle est partie un matin… »
Je ne finis pas ma phrase. Mon regard fuyant s’est posé sur deux femmes au bar. Je les connais. Toutes les deux. L’une doit s’appeler Judith si je me souviens bien. Et l’autre, je la connais plus que bien. Je l’ai serrée dans mes bras. Nos corps se sont déjà touchés. Nos blessures se sont déjà goûtées. Suzanne.
Ian regarde par-dessus son épaule et se retourne sur moi en me souriant. Mais à la vue de mon visage, il cesse de sourire. Les couleurs ont dû quitter mes joues et je dois faire peur à voir. Elle m’a vu. Elle me fixe un court instant puis regarde à nouveau son amie et se met à rire avec le barman.
« Qui est cette personne Damien ? C’est elle ? Qui est partie ? Bon sang Damien, parle-moi !
- Pardon Ian. Excusez-moi, je dois… »
Je me lève, mais la tête me tourne. Levé trop vite. Je bouscule la table en essayant de me rattraper. Cela ne passe pas inaperçu mais Suzanne ne se retourne pas. Je me dirige péniblement vers elle, les muscles de mes jambes soudainement transformés en coton. Je ne sais pas pourquoi mais je dois lui parler. Peut-être que je peux enfin le faire. Je pourrais guérir. Claire, regarde, je marche vers la guérison. Pour toi petite sœur. Ne m’en veux pas Sofia.
« Hey ! »
C’est tout ce que j’ai trouvé à dire. Elle ne me regarde même pas et continue à flirter avec le barman, une espèce de monsieur muscle au teint hâlé. Il est là à jouer des mécaniques alors que j’essaie d’attirer son attention.
« Sue. Parlons s’il te plaît. »
Elle se retourne enfin. Elle me dévisage. Aucune colère, aucune compassion.
« C’est trop tard Damien. »
Je reste devant elle, digérant ses mots. Je regarde autour de moi. Je ne peux plus respirer ici. Cette vérité me fait mal. Je n’ai jamais parlé. Ni à elle, ni à Ian, ni à quiconque. Mon silence. Ian qui était revenu à ma hauteur, dépose deux billets sur le bar et m’attrape par le bras.
« Viens. Je te ramène. »