Fragment #58 – Tournage

Un, deux, trois. Je bloque la respiration, assure ma prise sur mon boîtier et mon objectif. Et je déclenche. Je répète cela inlassablement. La plupart ne font pas attention à moi, concentré à leur tâche. Je regarde instinctivement le petit écran digital de mon appareil. Je regarde les paramètres de la prise de vue, les histogrammes des couleurs, le format du fichier, la destination dans le dossier sur la carte. Je vérifie tout ça quasiment à chaque prise de vue, non pas que je doute de mes réglages ou de mes photos, quoique, mais je le fais parce que cela me tient à l'écart de tout le reste. Pendant que j'ai le nez plongé dans l'appareil, ou l'œil vissé au viseur, personne ne m'approche. Personne. Je suis à l'abri derrière mon boîtier comme le serait un musicien derrière son instrument.
« Silence. Moteur.
- Ca tourne.
- Action ! »
Plus de bruit sur le tournage. Je m'éloigne. Même si le lieu n'est pas spacieux, mon 70-200 me sert bien. Je peux shooter pendant les prises de vue, assez loin de Lucie et Jérôme pour ne pas les gêner. Jé est plongé dans son travail, le casque sur les oreilles, les yeux fermés pour « mieux entendre ». Il lève soudain la tête. Lucie se tourne vers lui subitement, comme si elle avait prévu la réaction de Jé.
« Putain les gars !!! Combien de fois je vous ai déjà dit d'éteindre vos putains de portables pendant les prises de vues !!! Et je veux pas entendre de « Oui, mais il est en vibreur » . Y'a des tonnes de parasites là. On peut tout reprendre depuis le début de la scène. Putain, faites chier. »
Tout le monde regarde instinctivement son téléphone. Même moi. Mais il est déjà éteint. Je regarde autour de moi. Beaucoup sont allés voir dans leurs sacs. Les acteurs surtout. Les techniciens ont déjà eu le réflexe en arrivant d'éteindre le leur. Je croise le regard de Julian, l'apollon. Le mépris se lit dans son regard. Comme moi, il se tient la plupart du temps à l'écart. Je ne pense pas que ce soit par timidité. C'est quelque chose d'autre. Je le vois souvent regarder les mêmes pages du scénario et marmonner dans son coin. Je me demande s'il n'y a pas un lien entre ce qu'on tourne, lui et Laura. En parlant d'elle...
« Ca va Damien ? »
Je maudis autant que j'apprécie le son de cette voix qui me rappelle tant Sofia.
« Oui, ça va. Et toi ? Tu as l'air de t'en sortir plutôt bien.
- Oh, tu sais, c'est pas super facile... Heureusement que j'ai des amis autour de moi pour me soutenir...
- Si je peux t'aider en quoi que ce soit. Tu n'as qu'à me demander.
- C'est sympa. »
Je me sens comme l'envie de lui dire que je ferais presque n'importe quoi pour l'aider, pour la voir contente, simplement parce qu'elle avait un je-ne-sais-quoi de ma Sofia. Elle regarde les acteurs se remettre en place et Jé qui regagne son calme. Je ne la lâche pas des yeux, si bien que quand elle se retourne vers moi, pendant un court instant, mes yeux sont plongés dans les siens. Je baisse la tête. Je crois bien qu'elle en a plus appris sur moi, que moi sur elle. Je sens le sang bouillir en moi et remonter jusqu'aux joues. Minute de silence.
« Bon, je te laisse travailler. Tu me montreras ce que tu as fait tout à l'heure, ok ?
- Bien sûr. »
- Moi faut que j'y retourne. »
Je la regarde s'éloigner. Ma main glisse doucement jusqu'à ma poche et s'arrête sur le petit carnet.
« Bon, on s'y remet ? Tout le monde en place »
Laura se place derrière le cameraman. Je reprends mon 5D qui pendait autour de mon cou. Je sens que l'on me regarde. Je tourne la tête. Julian est là, à me fixer, froidement. Qu'est-ce que j'ai fait ?