Bételgeuse
| Sujet: Fragment #73 - Nous ne sommes que fumée 13.04.08 19:39 | |
| Samedi 18 novembre 2006 à Dijon Je contemple les volutes de fumée qui sortent de ma bouche pour s'inscrire dans l'air sombre de la nuit, suis des yeux les courbes mystiques de leur corps immatériel, puis mon regard plonge, glisse sur l'épais rideau noir, frappe le sol que sont les lumières-témoins de l'activité humaine, mes paupières se ferment un instant, ma main porte la cigarette à ma bouche. J'emplis mon corps entier de nicotine, j'imagine le chemin de la fumée, je la vois prenant tout l'espace dans mes bronches, noircissant un peu plus mes poumons, se mêlant à l'écarlate de mon sang, parcourant tous mes muscles, puis remontant, par un ingénieux mécanisme, jusque dans mes poumons, elle est ensuite recrachée sous forme de symboles à peine réels dessinés sur l'épais voile noir de la nuit. J'aime fumer. Bientôt, pour cette seule affirmation, on m'enverra au bûcher, avec tous les bourreaux de mon espèce, qui font pourrir la chair de leurs semblables non-fumeurs avec leur connerie de fumée mystifiante. Je hais tous ces coincés du plaisir qui ne fument pas, ne boivent pas, ne baisent pas, ne se droguent pas, sous prétexte que cela pourrait les faire mourir quelques années avant leur fin initialement prévue. Ne vaut-il pas mieux une vie plus courte mais intense, qu'une vie fade et longue, ennuyeusement longue ? C'est le moment où la nuit est la plus calme. Il y a moins de voitures, les gens qui étaient de sortie sont soit rentrés chez eux, soit dans une quelconque boîte pour continuer à s'éclater la gueule entre amis. Mais qu'est-ce que je fous là, moi? A regarder fixement la lumière bleue du pont qui est en face de ma fenêtre, à fumer clope sur clope, sans même siroter un petit whisky. C'est bizarre, je n'ai pas envie de whisky. Mais d'un coup j'ai terriblement envie de me mettre la tête à l'envers, pour oublier que ce soir, c'est le week-end, que tout Dijon sort entre amis. Sauf moi. Et là, je n'ai plus envie de contempler la belle Dame en Noir calmement en cherchant le sens de la vie. Il est clair que la vie n'a aucun sens. Je referme la fenêtre, clope toujours à la bouche, et trottine presque jusqu'au placard où sont rangées quelques bouteilles. J'ai l'impression que cela fait une éternité que je n'ai pas bu... Etait-ce avant-hier ? Ou bien hier ? Peut-être même ce matin... Le liquide brun coule dans un grand verre ; je tire une grande latte sur ma clope, trempe mes lèvres, mon palais frissonne, ma langue tressaute. Reprends ma Demoiselle de Fumée, tire une dernière fois dessus, et en l'écrasant, je contemple les volutes de fumée qui croient s'envoler et finalement se cognent au plafond. | |
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