Fragment #116 - F.

Es-tu encore celui que j'ai connu ?
Tu combles ton silence en jouant avec ton verre. Mal à l'aise, tu manques plusieurs fois de le renverser. Tes yeux verts se font fuyants, et pour la première fois je te vois tel que tu es vraiment : un pauvre gosse de riche paumé qui n'était pas préparé à voir sa vie basculer. Je te croyais comme moi, fort et invincible ; je croyais que tu étais celui qui porte mon monde sur ses épaules. Mais elles sont devenues frêles et se sont affaissées. Et tandis que j'observe tes mouvements avec minutie, je me rends compte que je ne t'ai jamais vu pleurer.
Avec toi les habitudes qui avaient fait ma vie s'effondrent ; peut-être même t'ai-je aimé, et maintenant je rêve de voir les larmes couler sur tes joues. Crève ce carcan d'éducation, noie-toi dans ta peur, détruis une fois pour toute l'image que tu me renvoyais. Tu aimerais le cacher, mais ton désespoir est palpable, et te voir dans cet état me donne étrangement envie de sourire. Souffre ; aujourd'hui c'est ton tour. Tu es sur le point de faire ce que je n'ai osé ; tu es sur le point de me voler mon rôle de méchante qui a perdu toute humanité.
Sa vue se brouille, et sa gorge se serre. Il me tend une feuille, ses résultats d'analyses. Et c'est là que le remords revient. J'aurais aimé faire face sans m'écrouler, avoir tout enfoui sous des litres de sang versé ; mais à nouveau dans mon ventre la couleuvre se tord, à nouveau elle serre mon estomac de son corps puissant, et ses crocs se plantent à nouveau dans ma chair. J'aurais voulu pouvoir mettre de côté toute cette partie de moi construite grâce à toi ; mais je suis encore assez humaine pour avoir la mémoire de la reconnaissance ; et je me souviens comme tu m'as accueilli sans m'avoir jamais vue, comme tu m'as soutenue et aidée, comme dormir dans tes bras était doux.
Je pourrais tout t'avouer, te dire que je suis celle qui répand le poison, menteuse par lâcheté et par peur de voir tout un monde s'écrouler. Si tu n'avais pas fait ce test, notre vie aurait continuer comme avant ; tu es celui qui as brisé. Je sais que tu as senti que j'avais abusé de ta confiance ; et sans confiance, nous ne sommes plus rien.
Je pose ma main sur la sienne, sans rien dire. Je frissonne une dernière fois du contact de sa peau, et ma vue se noie des litres de terre sous lesquels je l'ensevelis.