Fragment #2 - Sang d’encre et pages blanches

« ...mie ! EH, JAMIE !! »
Réveil en sursaut. Je bondis en faisant un demi-tour sur moi-même, et mon saut est amorti par mon matelas humide et froissé par mon sommeil. Je rétorque un « quoi ?! » pâteux et rauque, puis me lève de mon grand lit, encore en me cognant la cheville contre le bord. Je jure, et je jette un œil à ma mini-chaîne : il est 20h43. Bordel, je me suis encore endormi en rentrant des cours.
C’est ma petite sœur, Roxane, qui me réveille pour me prévenir que le repas est prêt dans vingt minutes. Cool, je déteste partager mon repas autour d’une table, surtout en hiver, où une ambiance moribonde et malsaine trône dans la cuisine. Enfin, je meurs de faim de toute façon. Je passe devant mon bureau « rangé à ma façon » : mon compte-rendu de travaux pratiques n’est pas encore fini, alors que mon examen est à la prochaine aurore… J’essaie d’oublier le nœud qui serre mon estomac, à la vue du cahier grand ouvert sur l’autel de ma souffrance quotidienne. J’allume la télé. Je zappe parce qu’à cette heure, il n’y a pas grand chose d’intéressant à voir. Je me décide finalement à regarder le JT du soir, sur la deux. L’image apaise alors légèrement mon esprit, qui s’endort à nouveau, porté par les pixels bleus, verts, et rouges de l’écran. « C’est ça : je me suis rendormi, seul mon corps est éveillé. » A cette pensée, je reprends conscience vivement, et ma tête tourne mécaniquement vers… Encore. Toujours ce fichu compte-rendu. « Oui, je sais, j’ai pas fini ! Je le terminerai après manger ! » Le cahier semble ouvrir sa grande gueule béante, comme s’il allait me happer, m’engloutir. Je vois déjà l’encre de mon stylo couler à flot sous ma main gauche…
« A table ! » Je souris. Non, tu ne m’auras pas cette fois, pas encore. Avec mon sadisme le plus cruel, je referme le cahier et je mets un peu d’ordre tout autour. Mais je n’ai pas encore le temps de bosser, non ! Je dois aller dîner. En entrant dans la cuisine, tout le monde est déjà attablé. Je m’assois sans dire un mot, et j’avale mes médocs en une gorgée d’eau. Le repas n’est pas spécialement à mon goût, mais je le savoure particulièrement…
De retour dans la pièce « détente », comme ma mère la qualifie, je sens le nœud se resserrer sur mon estomac plein à craquer. Eh oui, il est toujours là. « Jamie, tu serais pas un peu idiot pour croire que ton compte-rendu se soit envolé pendant que tu dînais ? » Oui, c’est vrai, c’est idiot… En attendant, je dois affronter la « masse » de travail qui se dresse devant moi. Une vague virtuelle d’énergie et de douleur, qui se nourrit de mon sang et de ma sueur.
J’écoute mon courage, je serre les dents, les fesses, je bombe le torse et je m’avance vers la chaise de mon bureau. Je m’assois, j’ouvre le cahier avec un peu d’appréhension, comme s’il allait se venger du coup que je lui ai fait, avant le repas. « C’est ça, saute-moi à la gorge, battons-nous à sang ! C’est moi qui boirai ton sang bleu Waterman ! » J’imagine le combat : le cahier immense saignant de l’encre à mes coups. Je plante mon équerre dans la cote et je lui arrache les agrafes. Les feuillets s’envolent, et rapidement, je les coupe en deux, en trois, en plusieurs éclairs de sang d’encre, et évitant les pages cartonnées avec lesquelles le cahier essaye de m’assommer. Mais l’imagination, d’un coup, fait défaut…
21h39… Il me tarde de continuer le combat, en vrai cette fois, et sur le papier… les pages blanches, affamées, absorbent mon sang d’encre.