Fragment #6 - Mouvement circulaire, accélération imaginaire

Le carrousel tourne, tout doucement, devant moi. Il est immense, illuminé de petits points scintillants, et des chevaux colorés le parcourent en sinusoïde. Je n’ai jamais vu un manège comme celui-ci. En fait, je ne vois plus de manèges depuis bien longtemps. Oui, maintenant que ces engins ne me font plus d’effet, je passe devant sans les voir.
Alors pourquoi suis-je attiré par celui-ci, en particulier ? Je suis statufié, là, à regarder le monstre de lumière poursuivre son mouvement circulaire uniforme. Il n’y a personne. Je suis le seul à voir ça, le seul à rester hypnotisé. Je ne sais même plus où je suis, et ne suis même pas sûr de savoir si je le savais avant. La lumière m’éblouit, alors je cache mes yeux derrière mes cheveux d’ébène, et ne perçois l’Espace qu’entre deux mèches pointues. J’ai enlevé mon couvre-chef, et le tiens fermement contre ma poitrine inerte. Mon cœur se serait arrêté ? Oui, tout semble mort tout à coup. Malgré la chaleur qui m’entoure, je sens la froideur de mes membres et la rigidité de mes muscles proliférer le long de mon corps.
Je commence à marcher. Très lentement. Mon corps cadavérique est rempli d’une énergie inconnue, qui arrive à me faire mouvoir. Je suis un cadavre, mais je suis vivant. J’ai encore ma conscience, même si elle est paralysée par le monstre de lumière. Je m’approche du manège, en avançant à petits pas, à cause de la rigidité de mes jambes. Il ne semble ni proche, ni loin. J’ai l’impression que je ne pourrais jamais l’atteindre. Alors j’accélère le pas. Je m’habitue progressivement à ce nouveau corps. J’arrive à présent à plier les genoux, je peux donc avancer plus vite. J’augmente l’amplitude de mes pas.
« Oui, je me rapproche ». Un bourdonnement, léger, commence à faire résonner mes tympans. Il se transforme en bruit sourd, de fréquence peu élevée, qui me fait vibrer des pieds à la tête. Je trottine, en balançant mes bras engourdis, qui ressemblent alors à deux grands pendules noirs. Mon chapeau gêne le balancement de mes bras, alors je le visse difficilement sur ma tête. Je cours. Mes poings massacrent l’air qui se trouve devant moi, en rythme. J’ai l’impression que mon corps est fait de milliards de fibres rigides, que je suis en train de briser en agitant mes membres. Le bruit sourd s’atténue, et révèle une mélodie étrange. Une valse. « Une musique de manège, comme dans les dessins animés ».
Je coure à présent à ma vitesse maximale, quoique je n’arrive pas bien à savoir si je peux aller encore plus vite ou non. Je ne suis pas fatigué, je ne respire même pas. « QUOI ?! ». Je n’ai pas besoin de respirer. C’est comme si mon corps était une marionnette, et que je lui imprimais une énergie qui ne vient pas de ce que la biologie moderne nous décrit. Mais ça ne me préoccupe pas plus longtemps. Je dois atteindre ce manège coûte que coûte. Je sais pas pourquoi, mais c’est urgent. « toujours plus près… »
Il n’est plus qu’à quelques mètres, du moins, c’est ce que je crois voir. Plus je m’approche, plus la lumière m’aveugle, et plus l’engin tourne vite.
J’y suis, le voilà, tout près. Je fais un saut de l’ange pour me jeter sur cette chose tournante. Un souffle me neutralise, mes vêtements se déchirent, la lumière m’engloutit.
« NOOOOOOOOOOOOON !!! »
Je suis en sueur. J’ai l’impression d’être dans un tas d’épinard en boîte, mais non, c’est bien ma couette. Mon halètement résonne dans ma chambre. Il est 14h07, mais le ciel est sombre. je murmure entre deux inspirations : « Encore. »