Fragment #145 - Je ne veux pas...

Joué. La maison de Léa.
Elle est là, devant nous, attendant que l'on y entre. C'est dur. Nous y sommes revenus pour faire un peu de ménage et ranger les denrées périssables. Il faut bien. Je pousse le portail, fais tourner la clé dans la serrure du garage, par lequel nous entrons. En bas, on laisse nos chaussures, avant de monter les escaliers menant au rez-de-chaussée. Couloir. Je prends une bouffée de cet air au goût légèrement reconnaissable. Difficile de ne pas pleurer. Surtout en imaginant Christelle dans le salon, ou Léa dans la cuisine. Je gravis doucement les escaliers. Je ne devrais pas y aller. Une marche.
« Léo, on va faire le tri dans la cuisine ? »
J'hésite. Ça me ferait une bonne raison de ne pas aller à l'étage. Mais je veux y aller.
« J'arrive. Cinq minutes. »
Il acquiesce en me jetant un regard plein d'angoisse.
Je tourne à gauche. Au fond du couloir, à droite. La chambre de Léa. Ses affaires de cours sont étalées sur son bureau, et je m'avance pour les rassembler un peu. Je fais des piles de ce qui va ensemble, regroupe les crayons en un tas bien ordonné. Je retourne au centre de la pièce, regarde autour de moi. Le lit est fait. Je m'y assois. Je m'allonge sur le dos. Le plafond. La pluie commence à tomber dans mon esprit, tandis que le soleil entre à flot par la fenêtre.

Rez-de-chaussée, de nouveau. Jérôme n'est plus dans la cuisine, il y a quelques aliments entassés sur la table, mais il n'a pas l'air d'avoir fini. Je l'entends au salon. Il pleure. Je n'ai pas vraiment envie de voir ça. J'entre dans la cuisine. Je continue ce qu'il a commencé. Je sors tout ce qui se périme prochainement et le pose sur la table. Lentement, avec des gestes mesurés. Comme pour ne pas déranger l'atmosphère.
Quand tout est sorti, je prends un sac dans un placard et commence à entasser les aliments dedans. Puis j'entends Jérôme qui m'appelle. Je fais d'abord semblant de ne pas entendre, mais je le rejoins finalement quand je vois qu'il insiste. J'arrive devant lui, totalement dénué de l'envie de partager sa peine. La mienne me suffit. Il lève la tête, lentement, me regarde avec des yeux larmoyants. Je vois qu'il y a son portable par terre.
« C'est Christelle... elle n'a pas survécu... »
D'accord. Je comprends. Il y a comme un détachement en moi. Je n'ai pas envie de me concentrer sur cette nouvelle. Je ne veux pas réaliser ce qu'elle signifie. Je veux faire comme si tout allait encore bien. Je ne sais pas quoi faire. Je sens mes yeux me brûler, alors je parle, pour donner le change.
« J'ai tout rangé. On peut y aller. »
Jérôme me regarde de nouveau. Les larmes coulent sans retenue sur son visage qui a l'air d'avoir pris vingt ans. Et puis il comprend, je crois. Il fait oui, de la tête, l'air un peu égaré. Je pourrais le plaindre. C'est trop moche, ce qui nous arrive. Surtout à lui. Lui qui a mis plus de dix ans à se sortir de cet état d'hébétude à la mort de sa femme. De ma mère.
Nous sortons, chacun deux sacs aux bras. Dehors, des oiseaux chantent, et on entend le bruit de la route qui passe à cinquante mètres de la maison.
Voiture.
Je ne veux pas que Léa meure.