Fragment #32 - Echec et mat

J’observe, à travers l’œil de bœuf, Pierre qui trépigne devant ma porte, le CD à la main. J’expire un grand coup et lui ouvre.
- Bonjour Pierre.
Mon ton est chaleureux, légèrement enjoué. Ma voix ne tremble pas, rien n’indique le stress intérieur que je subis. Aujourd’hui je joue la plus grande partie de poker de ma vie.
J’ai encore ce sourire stupide aux lèvres lorsque son poing s’écrase sur ma joue gauche et dérape jusqu’à mon nez. Quelque chose craque, le cartilage je crois. Un flot de sang me sort du nez, ma joue palpite fortement et une légère douleur s’insinue dans ma mâchoire
Je me ressaisis, oubliant la souffrance. L‘adrénaline m‘inonde ; je ne peux pas le laisser mener le jeu. C‘est la dernière manche. Ma main gauche se referme et mon poing s’enfonce dans son estomac tandis que le droit remonte et s’écrase sur sa joue gauche. J’ai mal aux phalanges, cependant la satisfaction de le voir tituber légèrement compense la douleur.
Ma concentration se relâche quelques secondes. Mon nez me fait mal, le sang jaillit toujours à flot et ma mâchoire me semble comme paralysée. Je crois que je vais vomir.
Soudain je m’effondre. Pierre est sur moi et les coups pleuvent. Je réussis juste à protéger mon visage de mes bras. Il hurle comme un malade, ses propos sont incohérents, chaque mot ponctué d’un nouveau choc sur ma chair.

- Je ne la laisserai pas mourir, tu m’entends ! Je te laisserai pas faire ça ! Salop ! Salop !

Les coups diminuent peu à peu. Il est assit sur moi, des larmes tracent des sillons sur ses joues, un filet de morve lui coule du nez. Je le repousse et me relève. Tout mon corps me semble endolori, comme si j’étais passé sous un rouleau compresseur. Dans la glace de la salle de bain, un inconnu me regarde. Apparemment je me suis aussi pris un coup dans l’œil. Mon nez pisse le sang, ma joue est tuméfiée et un cocard orne mon œil droit. Je me passe le visage à l’eau et place un coton dans ma narine.
Je retourne dans l’entrée. Pierre est toujours là, prostré sur le sol. Il pleure toujours, je le relève doucement et l’assois dans le canapé du salon.
Je me rends dans la cuisine et allume la bouilloire. Je pose deux tasses contenant chacune un sachet de thé à la menthe sur la table. Je ne sais pas quoi faire. Je hais ce mec, pourtant quelque chose me perturbe chez lui. J’aimerais comprendre ce qui le pousse à agir, quel désespoir l’anime. Je rempli les tasses d’eau et les pose sur la table du salon. Je lui tends un Sopalin en guise de mouchoir. Aucune réaction. Nullement dégouté, je lui essuie doucement la morve de son nez. Ses sanglots semblent diminuer. Je hais ce mec, je le hais. Je vais devoir reporter notre discussion à plus tard. Je crois qu'il est échec et mat.
Je décide de prendre mon mal en patience et le prends dans mes bras. Il se blottit tout naturellement contre moi. Il est là, sa petite nuque si frêle sous mes doigts. On ne se rend pas compte de la fragilité de notre corps, de la délicatesse de nos vies. Un léger mouvement maladroit, un craquement et voilà…