Fragment #59 - Découper des poissons

Installé à une table, je découpe tranquillement des poissons en papier multicolores, aidé par le petit Vincent. Lui, c'est plus compliqué. Il me fait des poulpes, des requins-citron, des rémoras, des méduses, des raies mantas et des baleines bleues, et plein d'autres choses dont je suis pas certain de me rappeler la véritable forme, même si le gosse m'assure que ses découpages sont d'une ressemblance exacte. Mes yeux suivent Lullaby, qui sert les rares clients d'aujourd'hui au comptoir. Si elle espérait oublier sa Sylvia en travaillant avec acharnement, c'est raté. Il y a des jours comme ça où le bar reste à moitié vide, et on y peut rien du tout. Bien sûr, je suis triste pour elle, ma jolie Lulla. Je serais un sacré monstre si je l'étais pas. Quitter celle qu'on aime, c'est une sacré épreuve. Mais au fond, je peux pas ne pas me dire que c'est mieux comme ça, parce que je pouvais pas sentir cette rouquine droguée qui entrainait ma jolie serveuse dans ses sales affaires. Ma Lulla, il lui faut quelqu'un de stable et d'équilibré, à la hauteur de son intelligence et de sa gentillesse. C'est pas donné à tout le monde, ça je le sais bien, et puis être homosexuelle en province, il paraît que c'est pas non plus une sinécure.
« Est-ce que je fais une lamproie ou est-ce que les poissons des abysses ne sont pas les bienvenus le premier avril ? »
Je regarde le petit Vincent, et je réponds d'une voix un peu triste :
« J'aimerais que tu fasses un joli poisson, un coloré et heureux, pour accrocher dans le dos de Lullaby, tu veux bien ? »
Vincent me fixe un instant, comme si je venais de dire quelque chose d'extrêmement bête, puis se penche sur sa feuille de papier et dit :
« Je vais faire un poisson-clown et des anémones, alors. »