Fragment #84 - L'innocence est perdue

« L'orage approche. »
Au loin, on entend le ciel se déchirer. Je me ressers un verre de tequila, penché à la fenêtre. En bas, dans la rue, le grondement parisien continue, dans la moiteur lourde du printemps. Il fait une chaleur insoutenable. Je laisse le liquide brûler ma trachée et exciter mon sang, les moustiques auront de quoi s'amuser. Derrière moi, Eliott s'étend sur le canapé.
« C'était comment, ces obsèques ?
- Pénible, je réponds. »
Même lorsqu'il parle de choses graves, il ne peut se départir de son éternel sourire. Je le regarde avec un pincement douloureux. Sa bouche, ses yeux, son corps d'homme puissant et doux à la fois. Je voudrais me jeter sur lui comme un animal assoiffé, l'embrasser, le toucher, le serrer contre moi et me fondre en lui. Mais je reste là, debout, à distance. Nous n'avons pas pu nous voir ces derniers temps, il était très occupé.
« Tu le connaissais bien, ce grand-père ?
- Non. Pas du tout. Il n'était pas très apprécié dans ma famille, mais Julian s'occupait de lui depuis des mois et il tenait à ce que je le rencontre. J'ai différé la proposition, encore et encore, et aujourd'hui c'est trop tard. Robert Mahogany est mort et je ne le connaitrai jamais.
- C'est peut-être le destin qui veut ça.
- Tu crois au destin ?
- Non. J'en sais rien. Et toi ?
- Je ne sais pas tellement, moi non plus. »
Je me tourne vers le ciel. Le tonnerre grogne, la pluie commence à tomber. Des gouttes chaudes et pesantes. Un soulagement.
« J'ai passé le weekend avec ma famille, je dis, le regard vide. Mes parents, mes frères, mes nièces. Ca faisait longtemps. Tout le monde me lançait des regards à la volée, d'un air de dire « est-ce que ça va Lilian ? ». Et moi je ne répondais pas. J'évitais les regards, je restais froid. Je ne sais pas comment j'ai fait pour devenir aussi glacial avec les gens que j'aime. Je n'ai plus envie de donner de l'amour. A qui que ce soit. »
Bien sûr, c'est faux. Je tourne le dos à mes parents, à mes frères, à mes amis, mais si Eliott me demandait de l'embrasser, je lui donnerais tout ce qu'il désire. A moins que...
Est-ce que je ne cherche pas simplement à prendre du plaisir ? Est-ce que je ressens quelque chose pour lui ? Qu'est-ce que c'est, ce coeur qui s'emballe, cette peau qui transpire, ces tremblements ? Je crois que je suis énamouré, alors que je cherche uniquement à le faire flancher, à lui plaire, à le baiser. Oui, je veux te baiser, Eliott, rien de plus. Je veux t'ajouter à la liste de mes conquêtes, une fleur de plus pour compléter mon bouquet.
Mon dieu. Est-ce cela que je suis devenu ? La mort de Robin m'a-t-elle transformé en un vampire parmi tant d'autres ? Je voulais être différent, je le souhaitais si fort tout au fond de moi. Rester candide et pur, innocent. Je ne voulais pas leur ressembler. Je voulais être un peu d'amour dans un univers sauvage et sans pitié.

En réalité, avec mes airs timides et mon visage d'ange, je suis bien pire que les autres.