Fragment #10 - Mer

Nous arrivons sur la plage. Je quitte mes tongs et foule le sable brûlant. Déjà les grains perfides s'incrustent entre mes doigts de pied. La mer s'étend à l'horizon, et face à elle des cohortes de parasols colorés. Je regarde au loin les voiliers blancs, les mouettes, l'horizon bleuté entre le ciel et l'eau, l'étendue brillante comme un miroir mouvant, et l'écume blanche qui crie en éclaboussant. Nous nous installons, maman, Ben et moi, dans un petit coin de plage, entre une famille d'enfants geignards et une grosse néerlandaise étalée dans sa chaise longue et luisant de graisse à traire. J'étends ma serviette à côté de celle de mon beau-père, qui retire son tee-shirt et dévoile son torse musclé, laissant aller son regard sur les gens alentours pour s'assurer qu'il est bien le centre de l'attention. Raté, personne ne s'intéresse à ses tablettes de chocolat ni à ses pectoraux d'acier, et Ben commence à bouder. Maman, en revanche, se fait mater par des garçons d'une vingtaine d'années, qui montrent du doigt en souriant ses belles formes. Est-ce que je devrais me sentir gêné ? Maman est belle, ce n'est pas un secret. Depuis que je suis tout petit, j'ai repéré la façon dont les yeux des garçons papillonnent autour d'elle, comme des moustiques attirés par la lumière. Je regarde Ben avec amusement, car il rougit de colère sans oser faire ou dire quoi que ce soit. Et maman insiste pour que je ne quitte pas ma casquette, et s'empresse de m'enduire de crème solaire indice cinquante. Je jette un coup d'oeil aux garçons qui bavent d'envie, leur lance un petit sourire qui signifie « eh oui, pas de chance pour vous hein les mecs ? », puis les oublie.
« On va se baigner ? demande Ben comme un gosse.
- Pas tout de suite, répond maman (ce qui, quand on la connait un peu, signifie : dans cinq ou six heures peut-être, quand j'aurai suffisamment bronzé et lu mes magazines people à la con). »
Évidemment, le regard capricieux de Ben se pose sur moi, et je soupire en lui montrant mon livre.
« Tu liras ton « Silmarimachin » plus tard, viens te baigner ! On va pas venir tous les jours à la mer non plus hein. »
Alors j'abandonne le Silmarilion sur ma serviette de plage, ainsi que ma casquette. Nous courons jusqu'aux vagues, et l'écume vient mouiller nos pieds sur le sable. Peu à peu, nous entrons dans les eaux de la Méditerranée. Je ne l'avais pas vue depuis l'an dernier, et, comme toujours, c'est un peu comme si la mer me parlait, me souhaitait la bienvenue. Je souris bêtement, pour moi-même, et mes genoux et mes cuisses fendent l'eau qui m'entrave.
L'image d'une femme remplie de beauté revient hanter mon esprit. Ses longs cheveux vénitiens coulant le long d'un corps de sirène. Je la regarde, et l'odeur du sel me donne la nausée. Les vagues sont de plus en plus hautes, tourbillonnantes, et les cris des enfants dans leurs châteaux de sable s'éteignent doucement. Ben nage le crawl devant moi, il s'éloigne, ma vision s'obscurcit. Je vais plonger dans les abysses de la mer, où les royaumes verdis d'algues me tirent par les chevilles. Je reverrai alors la nymphe aux cheveux blonds, et elle me dira son nom. Peut-être connait-elle mon père ? Je m'abandonne et les vagues me submergent.

Et puis je reprends mes esprits. Comme si une force intérieure refusait obstinément de me laisser couler. L'adrénaline s'empare de mes muscles et je commence à nager pour retourner sur le sable. Peut-être qu'une partie de moi ne veut pas savoir. Peut-être qu'il faut sombrer pour connaître la vérité.