Fragment #14 - De retour chez soi

Le ciel est en train de craquer. En quelques instants, la chaleur des derniers jours s'effondre, et je m'installe à la fenêtre de ma chambre, surexcité. D'ici, je vois les murs étroits entre lesquels sont encastrés les balcons superposés de notre appartement. Un peu de ciel, aussi. Je sens l'odeur de la pluie et des trottoirs mouillés, je sens monter l'orage et le vent qui pétille. Nous sommes au 127, rue Vieille du Temple, dans le troisième arrondissement. Mamie et son père sont installés au rez-de chaussée, maman, Ben et moi juste au-dessus deux, et puis mes deux tantes aux deuxième et troisième étages, l'une avec son fiancé, l'autre avec ses chats. La pluie commence à tomber, d'un coup, violente et apaisante.
J'ai retrouvé le réseau wifi, dont les flux invisibles vont et viennent autour de moi, et je passe mon temps à naviguer sur mon blog, délaissé par les commentateurs habituels, et sur Facebook, où mon nouveau statut -Enki Escobar est de retour à Paris- fait fureur : des cohortes de « J'aime » s'y ajoutent chaque jour, au comble de l'hypocrisie. J'ai reçu quelques nouvelles de Ninon et de Lou, mais pas une seule d'Axel. Sans doute le fait que nous appartenions au même sexe contribue-t-il à nous éloigner : à la lecture du Silmarilion, il m'est venu à l'esprit l'idée que les Hommes et les Femmes étaient peut-être aussi dissemblables que le sont les Elfes et les Hommes, les uns face à l'Amour, les autres face à la Mort.
Je pense à la rentrée qui approche, et que j'appréhende autant que je l'attends. Il me tarde d'entamer l'année, avec de nouveaux cahiers et stylo, un nouveau cartable, de nouveaux professeurs et de nouveaux couloirs à explorer. Et puis je pense à mon père, dont j'ai laissé les ombres loin, très loin d'ici. La pluie en tombant forme quelques reflets sur le rebord de la fenêtre, et l'eau qui s'écoule me rappelle combien je suis lié à elle. Tôt ou tard maman, je trouverai le courage de te confronter. Tu devras en dire plus, tu devras dévoiler tes secrets.