Fragment #19 - Papier de Verre

Prise de bec avec Jill. Pourquoi n’a-t-elle pas aimé ce livre qui, à moi, me plait tant ? Pourquoi ? Je crois qu’au fond elle n’y connaît rien. Ce n’est qu’une fille destinée à la festivité des nuits, pas à la splendeur des mots, elle même m’a avoué ne pas aimer lire ! Une petite voix aigrelette surgit dans ma tête pour me jeter ses reproches en pleine figure. Bien sûr que je m’égare ! Je voudrais juste comprendre, comprendre pourquoi la beauté d’un tel chef d’œuvre ne lui éclate pas à la face, ne lui crève pas les yeux, ne lui déchirent pas les rétines et le cœur… Je m’en vais en claquant la porte. Je ne veux plus en entendre parler. Si nous ne pouvons pas nous entendre sur l’Art, alors tant pis, il ne faut plus en parler, il faut enclore ce sujet tabou dans une urne maudite, la sceller et le condamner à jamais. J’enrage.
Arrivé sur le pallier du 148 Avenue Victor Hugo, ma rage s’est apaisée, et je sonne sans vraiment savoir si c’est ou non une bonne idée. Maman vient m’ouvrir avec empressement et, contente de me voir, commence à m’assaillir de questions ; pourquoi n’ai-je pas donné de nouvelles ces derniers jours ? Y-a-t-il un problème ? Non Maman, il n’y a rien. Rien hormis tout ça, la vie, les mille et un tracas du quotidien. Une kyrielle de soucis qui volettent autour de nous comme un essaim de moustiques, nous piquent et nous sucent et nous pompent et nous aspirent le sang, et nous vident de toute quiétude pour instiller en nos âme l’angoisse insidieuse et permanente de la paperasse, qu’elle soit professionnelle, relationnelle, amicale, sentimentale ou personnelle, toujours cette même paperasse, car tout n’est que paperasse, des montagnes et des montagnes de formulaires, de certificats, de questionnaires, qui croulent et nous enterrent, nous enserrent, nous asphyxient, nous étouffent. Oui Maman, j’ai l’impression de mourir à petit feu dans cette vie de papier.
« Mais c’est pour tout le monde pareil Julian, et on s’en sort tous. »
Je sais. Mais pourquoi cette généralisation du problème ne résout-elle rien, ne me console-t-elle pas ? C’est vrai qu’on supporte tous tout ça au quotidien sans broncher, et moi aussi, sans même m’en rendre compte, j’avance sous le joug de l’Administration et, parfois, un accident se produit dans la grande machinerie, un simple incident de rien du tout, une prise de bec par exemple, et tout déraille, on ouvre les yeux, on découvre les rouages du système infernal.
Et je pense à Papa, qui est dans son bureau, et qui est un des agents de tout ça, un Seigneur de la paperasse, un magicien de l’administration. Son ombre jaillit de son antre, qui est un peu semblable à mon temple du sommeil, mais qui est un sanctuaire du papier. Et cette ombre est le symbole de tout ce qui m’oppresse, filigrane de papier noir qui s’étale sur le plancher, glisse sournoisement entre les rainures de bois et s’infiltre dans ses stries. Elle se dresse devant moi comme un nouvel ennemi. Le miroir vaincu, c’est le papier qui m’attaque. Eternel renouvellement cyclique de l’adversaire. Qu’importe, je trouverai le moyen de le contrer.
Je retrouve Jill dans mon temple du sommeil. Il est tard. Pas un mot. L'attraction des chairs a raison de nous. Ainsi se déroulera mon prochain combat : peau contre papier ; papier de verre.