Fragment #100 - Le vin - Tes yeux

Le Vin sait revêtir le plus sordide bouge -
Et même si Léa n'a rien de sordide, elle est comme embellie, -
D'un luxe miraculeux -
ses yeux semblent briller et bondir encore un peu plus ; une étincelle y danse, -
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux -
porte ouverte sur un monde qui s'entrouvre -
Dans l'Or de sa vapeur Rouge -
qui m'enivre et m'appelle en silence, qui berce mon horizon -
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. -
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.
Et la vapeur me fait un peu tourner la tête à moi aussi, et j'ai l'impression que Jérôme et Christelle rient un peu plus fort que d'habitude. Et le serveur amène une troisième bouteille de vin, car la seconde vient de voir son contenu disparaître dans mon verre.
Et peut-être que je suis content que Jérôme m'ait proposé de venir, et que Christelle ait proposé à Léa de venir, plutôt que d'aller au restaurant à deux seulement. Ou peut-être que je ne voulais pas voir cette fille, parce que je ne n'arrive pas totalement à comprendre ce qui se passe avec elle, alors qu'elle a l'air de tout comprendre à la perfection, et que ce qu'elle a l'air de comprendre n'est pas ce que j'aimerais pouvoir comprendre. Ou peut-être n'est-ce qu'une impression. Bon sang, je n'arrive pas à savoir si j'aime ou non avoir la tête qui tourne. Je voudrais pouvoir... penser.
Et la faim commence à me déserter, en plein milieu du plat principal, et je n'aime pas ne pas finir ce que je commande. Tant pis, je peux le faire. Je plonge la fourchette dans le steack tartare auquel sont mêlés câpres, salade et autres. Il y a quelque chose, je ne sais pas quoi, qui me retient, un peu, de trop regarder Léa, cette fille tellement plus jeune que moi et pourtant tellement plus... euh... je ne sais pas. Peut-être alors est-elle simplement tellement plus savante.
Aujourd'hui elle parle. Je parle, aussi. Christelle et Jérôme parlent avec nous. Une discussion à quatre parsemée de rire francs, un vrai tableau heureux, une famille, en fait. Je ne pense pas que quiconque dans le restaurant puisse douter du fait que Léa est ma soeur. Mais si c'est ma soeur, alors...
Ce n'est pas ma soeur. Et je ne suis pas amoureux. Je ne la connais pas, on ne s'est jamais parlé. Du moins, pas souvent. Rarement. Je ne la connais pas. Et j'ai l'audace de penser la connaître. Elle, si mystérieuse, si secrète et silencieuse. Est-ce qu'il existe seulement une personne sur terre pouvant se vanter de la connaître ?
Si ça se trouve, elle a des tas d'amis en cours. Non, non, pas des tas, ce n'est pas son genre. Elle a un ami, qui s'appelle Romain, ou Frédérick, de qui elle se sent très proche. Ils sont toujours à côté en classe, et parfois leurs genoux se frôlent, et au lieu de le retirer, chacun le laisse comme s'il ne s'en était pas rendu compte, comme ça jusqu'à la fin de l'heure. Et le matin quand ils se font la bise chacun ferme les yeux pour profiter un peu mieux du contact de la joue de l'autre.
Ou non. Ils ne se font même plus la bise, ils s'embrassent tendrement, sans exubérance, avec toute la retenue qui caractérise Léa.
Non, pas de dessert, merci. Je n'en peux plus. Oui, un verre s'il te plaît. Je sirote le verre en continuant d'imaginer tout et n'importe quoi, en intervenant parfois dans la conversation, en l'écoutant beaucoup, et, surtout, en regardant Léa quand elle regarde ailleurs. Et je suis certain qu'elle sent ce regard, et je suis désolé qu'elle ait à le subir, mais je ne peux pas m'en empêcher. Et pourquoi suis-je désolé qu'elle ait à le subir ? D'habitude, ça me fait rire, plutôt. Cette fillette m'énerve.
On se lève tous. On ne va pas rester ici pendant des heures après avoir fini, si on veut discuter, on peut très bien le faire en se baladant ; il fait beau et frais, profitons-en.
Nous sortons dans la rue, et le soleil en tombant sur son visage éclaire les yeux de Léa, remplit ses pupilles d'un or liquide et tourbillonnant. C'est magnifique.
Léa s'avance. Elle sourit. C'est beau, plus encore que d'habitude, parce que la lumière est différente, parce que l'air et agréable à respirer, et parce que ce sourire est large et franc.
« Allez vous promener, j'ai envie de montrer quelque chose à Léo ! »
Je ne dis rien, mais mon coeur bondit, et s'écrase contre ma cage thoracique. Et je voudrais qu'il éclate pour cesser de me torturer ainsi. Tais-toi, morceau de chair ! Je le sens qui tambourine, qui frappe, qui a l'air de vouloir sortir. Et ma gorge est sèche, je n'ai pas envie de parler, et tant mieux, car je ne crois pas que j'y arriverais. Bon sang, bon sang ! Qu'est-ce que c'est que tout ça ?!
Léa me regarde avec son sourire, et j'ai envie de pleurer, pas de joie, et pas de tristesse. Juste envie de pleurer. Les larmes me montent aux yeux, et j'imagine comme ils doivent briller. Léa, que me fais-tu ?...
Jérôme et Christelle trouvent l'idée excellente. Ils s'éloignent un peu, et puis gentiment, se prennent par la main. Et étrangement, cela m'émeut aussi. Où est mon coeur de pierre ? Mon envie de briser leur couple ? Ma haine ?!
Léa va dans la direction opposée. Elle ne vérifie même pas que je la suis, car elle doit savoir que je suis juste derrière elle. J'avance un peu plus vite pour être à son niveau. Je suis mieux juste à côté d'elle, un peu comme si on était un couple. Un couple. Mais du coup, ce n'est pas pratique quand on doit tourner, puisqu'elle seule sait où nous allons. Alors je fais ce que je peux pour prévoir et ne pas la gêner. Être simplement avec elle.
On arrive sur la Rue nationale, on tourne à droite, direction Jean Jeau. Il y a pas mal de monde, on doit esquiver. J'aime bien esquiver les gens quand je suis avec elle, parce qu'il arrive parfois que mon bras frotte un peu contre le sien. J'admire sa peau, ni blanche ni trop bronzée, et son petit chemisier qui lui va si bien. J'espère qu'elle aime le polo que j'ai mis aujourd'hui. Je trouve qu'il me va bien. J'ai même mis un peu de gel. C'est pour elle que j'ai fait ça, je crois. Mon coeur continue de battre, je sens tout mon corps qui tremble à chaque coup. Mes doigts tremblent un peu et son parcourus de fourmis. Ma tête tourne encore un peu sous l'effet de l'alcool.
Elle me fait tourner à droite, dans un petit passage que je n'avais jamais remarqué jusque là. On passe sous une sorte de porche entre deux magasins. Et on arrive sur une petite place avec une fontaine. A gauche se trouve un mur, seul vestige d'un ancien bâtiment, sans doute détruit durant la guerre. Ses fenêtres n'ont plus de carreaux, et le haut s'écroule petit à petit. Du lierre envahit la pierre. Je n'aurais jamais cru un tel coin possible en plein centre ville. Il y a deux personnes qui discutent un peu plus loin. Nous nous dirigeons vers un banc. Nous nous y asseyons. Je la regarde.
Je songe à tout mon passé, à ma haine, à mon mépris, à ma colère, mais -
Tout cela ne vaut pas le poison qui découle -
de ce passé, je ne veux plus. Le seul désir qui m'habite maintenant est le désir -
De tes yeux, de tes yeux verts, -
de ton sourire franc et heureux, à côté de la fontaine, -
Lac où mon âme tremble et se voit à l'envers, -
qui masque mes pêchés passés. Pour toi, -
Mes songes viennent en foule -
mes songes viennent en foule -
Pour se désaltérer à ces gouffres amers. -
quand ta main saisit la mienne.