Fragment #32 – L’aide cuisinière

Vendredi 27 mars 2009
à Angoulême

Cathy enfourne notre dernière quiche dans le four encore chaud des tournées précédentes. Je sens la sueur me couler dans le dos, elle détrempe mon tee-shirt de sport par ailleurs déjà criblé de farine et de tâches grasses. J’ai hâte de prendre ma douche, cette soirée cuisine m’a éreintée plus que ce que je croyais possible.
Je confesse à mi-voix :
« J’en peux plus.
- Moi non plus. Mais en même temps, plus on en a de prêt ce soir, et moins on en aura à faire demain. On aurait pu commencer que demain, mais j’ai pensé qu’on préférerait faire autre chose. Y’a Bertrand qui vient, alors… »
Oui, c’est sûr qu’il y a mieux à faire que passer la journée à cuisiner, la passer au lit par exemple. Je fronce les sourcils à cette idée, malheureusement Cathy ne me loupe pas et se méprend.
« Bah t’es pas contente qu’il soit là ?
- Non, ça ne me dérange pas.
- Quoi alors ?
- Ben rien. Tu me passes un couteau ? »
Ce n’est pas parce que nous sommes amies qu’on peut tout se dire, les doutes, les hésitations. Tout dépend du sujet et de la personne en face. Toi, Cathy, tu es si différente de moi à propos de ça, qu’en parler saperait notre relation. Ni à personne d’autre d’ailleurs. J’ai juste besoin de temps, les autres ne me seraient utiles en rien. Tu ne peux pas comprendre. Tu as tellement de chance, avec Bertrand, même si c’est un boulet – et ton histoire non plus, ce n’est pas la même. Je ne veux pas t’en parler. Je ne peux pas. Je suis heureuse quand même, de toute façon, ça ne change rien à ça.
Je sens que ces pensées m’énervent, d’autant plus que je fais semblant de rien. Mon esprit bouillonne et s’embrouille, mes mains tremblent, ce qui n’est pas compatible avec la cuisine. L’estafilade est longue d’un demi doigt.
« Merde.
- Attends, prends un torchon. Ca n’a pas l’air trop grave. Il y a de quoi désinfecter et des pansements dans la salle d’eau si tu veux, l’étagère en haut à droite de la glace. »
Je passe dans le couloir, rentre dans la salle de bain et ferme la porte. Les carreaux bleus réfléchissent mon image. C’est propre, plus que propre.
Je m’applique à me soigner, j’évacue par ce biais mon sentiment d’anormalité. Passer le coton sur la plaie, une fois, deux fois. Trouver les ciseaux et découper un rectangle à la bonne taille, en l’ajustant. Décoller les lanières, l’apposer doucement. Je commence à chanter, pour me donner une motivation de gaîté. Même si mes cinq premières notes sont fausses et malhabiles, elles s’enchaînent sans gros problèmes. Peu à peu, je reconnais la mélodie : c’est celle de ma boîte à musique. Il faudrait que je songe à la réécouter.
Régénérée, je retourne à la cuisine.
« Ah, regarde, voilà Marie. »
Elle n’est plus seule. Alors qu’il se retourne, je sens de nouveau des sueurs froides m’envahir. Deux phares bleus viennent se poser sur moi et me dominent de leur intensité. Il doit bien faire deux mètres, deux mètres d’un sourire éclatant et d’aura resplendissante, avec sa barbe de quelques jours, ses joues rougies, les cheveux blonds en bataille. Je l’ai déjà vu. En un éclair, les souvenirs remontent, les sensations aussi : le café, juste avant Noël… c’était Lui.
Je m’agrippe à la chaise de bois, je sens son contact contre ma paume et mon doigt blessé ; elle est fraîche, bienveillante, et pourtant je glisse, sans accroche.

« Marie, Ethan, mon coloc. Ethan, Marie, mon aide cuisinière. My best friend. »