Fragment #1 - Coup de poignard

« Lui ? On m'a dit que ses parents voulaient déménager sur Paris, et qu'il allait se fiancer avec sa petite amie. Comme ça, aux yeux de ses parents ça fait peut-être une raison de rester à Dijon…Ca fait longtemps qu'il est avec elle je crois. »
Longtemps ? Pourtant, pour moi c'était hier. Le temps est vraiment une dimension incalculable tant elle est complexe. Cette complexité nous la devons au fait que chacun la perçoit de manière différente, pas moyen d'établir une règle générale. A partir du théorème du temps j'aurais ainsi pu trouver la formule de l'oubli. "En multipliant la racine du temps par le souvenir élevé au carré vous obtenez l'effacement définitif de la mémoire". Ça serait tellement simple ! Non au lieu de ça je me retrouvais au restaurant, avec des anciens camarades de classe, bouillonnant de l'intérieur. Depuis le temps, mes sentiments ont disparus, j'en suis certain, mais jamais je n'enlèverai l'épine qui est enfoncée dans mon cœur. Elle est introduite très profondément dans l'organe, par la face arrière. Oui, j'ai été poignardé dans le dos tellement fort et à un point inaccessible de mon anatomie pour que je puisse l'enlever moi-même. Je ne peux pas demander à quelqu'un d'autre de la retirer, par peur que ce soit trop douloureux. Aujourd'hui j'ai compris pourquoi je lui en voulais tant. Ce n'est pas parce que j'étais fou amoureux d'elle, mais parce qu'il m'a volé ce qu'un homme a de plus précieux dans sa vie, une amie. L'amitié a une valeur inestimable, et jusqu'à ce moment je ne pouvais imaginer qu'on puisse se la faire dérober.
Lorsqu'il est parti avec elle, j'étais perdu, complètement anéanti. J'étais fou d'elle et il était un de mes meilleurs amis, quelqu'un en qui j'avais entièrement confiance. Cette histoire est classique : la petite amie qui part avec le meilleur ami. Tellement banale comme aventure que j'hésite à la narrer, car le thème en lui-même est ennuyeux. Peut-être devrions-nous laisser aux romans à l'eau de rose le soin de narrer des histoires sentimentales ? Pourtant, ce n'est pas de la fiction, et les dieux seuls savent combien de personnes peuvent se reconnaître dans cette aventure. Même lui s'y reconnaîtrait. Ce n'est qu'un témoignage de plus, car dans ce genre d'affaire, comme pour les dépositions de plaintes pour agression dans les quartiers dangereux, ce n'est pas le cas par cas qui compte, mais le nombre de cas recensés.
C'est une histoire que nous avons tous vécue un jour, comme témoin ou comme acteur. Dans la mienne, j'ai joué le coupable, la victime et le témoin. Je n'irais pas dans les détails, parce que l'essentiel dans mon récit est toute la réflexion menée autour du thème et non la chronique elle-même.
Nous étions un petit groupe de quatre très bons amis. J'ai eu le malheur d'avoir une aventure avec la seule fille du groupe. Cela n'a pas été fort entre nous pour la simple et bonne raison que j'étais encore éperdu de ma fréquentation précédente, cela n'a donc duré qu'un cours laps de temps. Mais cela a suffit pour éveiller la jalousie d'un garçon du groupe qui était en fait amoureux d'elle, et qui s'est empressé d'avoir à son tour une aventure avec la fille que j'aimais encore, par rancune ou par mauvaise coïncidence. Pas très clair, tout ça… Bref, ce garçon s'est donc retrouvé avec la fille que j'aimais plus que tout. Comme n'importe qui d'autre aurait réagit, j'étais à la fois triste et furieux. Mais furieux contre lui, alors qu'elle était aussi coupable que lui dans cette sinistre affaire. L'amour rend aveugle, mais surtout très idiot.
Hier soir au restaurant, je me suis aperçu que même des années après cet évènement, je suis toujours en colère contre lui, alors que je n'en veux aucunement à elle. Se tromper est humain, pardonner est divin. J'ai enfin la preuve que je ne suis pas un Dieu, et bien un homme comme les autres. Mais ceci n'explique pas pourquoi, alors que j'ai refait ma vie avec une autre fille avec qui c'est encore plus fort et plus intense, je ressens encore de la rancœur pour lui qui m'a poignardé il y a plusieurs années. J'ai à présent la raison. Si l'amour peut paraître éternel parfois, il n'est rien face à l'amitié. J'avais vécu une histoire si extraordinaire avec cette fille qu'elle outrepassait l'amour que j'avais pour elle. Elle était devenue plus qu'une aventure pour moi. Peu importe sous quelle forme, amie, petite amie ou même ennemie, sa présence dans ma vie m'était devenue indispensable. Car même si j'ai été encore longtemps amoureux d'elle après notre séparation, c'est finalement le simple fait de savoir que j'étais encore là pour elle qui me faisait du bien. Et lui, il me l'a enlevée, il l'a arraché à mon existence. Maintenant, il va se fiancer avec elle.
Ainsi, assis tranquillement au restaurant avec ma petite amie et de vieux amis, j'ai été assommé. Alors que nous ne nous sommes pas adressé la parole depuis plus d'un an, j'ai appris que les chances que son chemin recroise le mien un jour sont maintenant des plus faibles. Mais je garde grand espoir. En effet, aujourd'hui, comme si j'avais su avant de venir au restaurant, je lui ai envoyé une lettre.
Le chemin du retour s'arrête là, j'arrive au palier de ma porte. Je tape mes pieds par terre en espérant faire tomber le maximum de neige. Ma vie pourrait paraître parfaite, j'ai une petite amie que j'aime à la folie et réciproquement, une famille géniale et des amis formidables. Pourtant, il me manque quelque chose. Ou plutôt quelqu'un. J'enfonce la clé dans la serrure. Pourvu qu'elle me réponde.