Shéliak
| Sujet: Fragment #3 - Rapports de force 14.04.08 15:47 | |
| Lundi 25 juin 2007 à Valenciennes Elles font tic… Et puis elles font tac, aussi… Toutes ces horloges… Il y en a des dizaines accrochées aux murs, toutes réglées au millième de seconde près, entretenues par une volonté qui ne vit qu’au travers de ces folles passions qui nous émerveillent. Mon frère est un peu barge, je crois. Passionné par leur mécanisme, qu’il dit… Mouais, je pense qu’il est surtout terrifié par le temps qui défile et souffle ses années en poussière d’étoiles. Sa jeunesse n’est plus qu’un souvenir diffus qui s’effrite dans sa mémoire mais il ne veut pas se l’avouer. Pourquoi le temps nous fait-il si peur ? Problème de famille, à mon avis, même si chez lui c’est devenu carrément pathologique. La maison est gigantesque. Elle respire la richesse et l’opulence. Des rideaux aux broderies dorées qui scintillent lorsqu’un rayon de soleil les frappe jusqu’aux miroirs majestueux incrustés dans le plafond, en passant par ces tableaux de maîtres qui s’intercalent intelligemment entre les horloges. J’entends déjà la voix de mon père me hurler aux oreilles : Regarde comment ton frère a réussi. C’est pas toi qui arriverais à ça, incapable ! « Tiens, tu donneras ça à Papa, me lance mon frère en sortant d’un grand vestibule. Un cadeau pour la fête des pères. Un peu en retard, je sais, mais j’ai pas le temps de passer en ce moment. Qu’est-ce que tu lui as offert, toi ? - Rien. J’avais pensé le laisser me cogner pour lui faire plaisir, mais je me suis ravisé. - Tu sais très bien pourquoi il agit comme ça… - Parce qu’il est con ? » Il balaie ma réflexion d’un revers de la main en levant les yeux au plafond. « Tu sais que tu peux venir dormir quand tu veux, ici… Je serai toujours là pour toi. Mais trouve un boulot et tire-toi de là au plus vite. C’est ce que tu as de mieux à faire. - C’est pas de ma faute si maman est morte, et ça l’a jamais été. » Il me fixe et je sens monter en lui la sève de la colère, insidieuse, violente et surprenante. Ses mâchoires se serrent. Mauvais signe. Une alarme retentit dans ma tête et me dit qu’il faut changer de sujet ou Thomas va s’énerver. Je perçois son envie de rabâcher un sujet maintes fois débattu, de me dire qu’il est d’accord avec mon père, de m’avouer en tapant du poing que, oui, c’est un peu de ma faute si elle n’est plus de ce monde. Il lève les yeux au ciel en signe d’abandon. Non, nous n’aurons pas cette discussion aujourd’hui. Encore heureux… je n’aurais sûrement pas eu le courage de me défendre, cette fois. Il me tourne le dos et se dirige vers la cuisine. Je l’accompagne. « Et comment va ta cinglée de petite-amie ? me demande-t-il en ouvrant le bar. - Blandine n’est ni cinglée, ni ma petite-amie. - Quoi, tu te l’aies pas faite ? - Non. Et comment va la nouvelle gosse que tu t’envoies ? Toujours dix-sept ans ? Ou cette fois t’as visé la majorité ? » Tout est là. L’histoire de ma vie depuis la mort de ma mère. Tout est là, résumé en ces quelques minutes, empreintes d’une banalité douloureuse. Depuis ce jour, je me bats, sans cesse, avec conviction et démesure, j’affronte le monde et son incompréhension. Je joue ma vie à coups de rapports de force que je me dois de remporter pour ne pas sombrer, simplement disparaître, pour ne pas perdre ce droit d’exister, simplement le gagner. Tout est là, suspendu sous ces mots qui giflent et veulent déstabiliser, et l’engrenage m’emporte, me broie les os, me tue lentement, sans raison. Non, maman, t’es pas morte à cause de moi, mais y’a que toi qui le sais… La journée se meurt et le soir, je quitte Lille. Sur l’autoroute qui me ramène chez mon père, je n’ai qu’elle en tête, qu’elle et son rire qui m’apaise. J’espère qu’elle va bien. Je la vois mercredi, car mercredi, il sera parti. | |
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