Aldébaran
| Sujet: Fragment #58 - Théorème 15.04.08 18:31 | |
| Jeudi 5 octobre 2006 à Dijon Je descends de chez Jonathan, le visage encore tiède de nos efforts ; mon corps encore à lui, même après que la porte a claqué. Le bruit de la rue m’assaille. Personnages colorés, ronflement des bus et le ciel un peu encombré des nuages de la matinée. Au loin, des grévistes étudiants descendent la rue de la Liberté. Sages-femmes en colère. Et je m’engouffre dans un souffle parmi les nuées de la ville. Je respire à pleins poumons l’air raréfié et empoisonné par les pollutions citadines de la rue des Godrans, puis les saturations aquifères de la fontaine de la place François Rude. Au milieu de la foule, un visage connu. Je marche dans sa direction, le dévisage un moment, sous son chapeau, ses traits fins ; sous ses traits, un corps dégingandé. Je le croise. Puis m’arrête. Je connais cet homme, mais il m’est impossible de mettre un nom sur cette silhouette. Puis je me souviens, les vibrations sourdes. Le visage entouré de boucles rousses. Christelle. A sa soirée, un homme seul dans un coin, les traits ombrés par son chapeau. « Romain ! » Il s’arrête. Se retourne lentement. Semble émerger de quelque autre monde, beaucoup trop profond et personnel pour que j’en connaisse la moindre partie. Ses yeux s’illuminent un moment : il a compris que c’était moi qui l’appelais. Puis son regard s’emplit d’incompréhension. Romain, c’est moi, Jed, je dis. Il ne répond pas. Semble perdu dans mes paroles. « Jed ! On s’est vu à la soirée de Christelle. - Ah, Christelle. - Oui, elle nous a présentés. J’étais avec Jon, mon petit ami. » Pas un mot ne sort de sa bouche ; qu’un regard, profond et mystérieux, qui m’engage à continuer. « Comment vas-tu ? Moi je suis rentré en fac de psycho. On est un peu perdus en ce moment, rien n’a vraiment commencé, mais je pense qu’on va s’y faire. Tu sais, les amphis, les trous qui remplissent la journée, le peu de cours. » Il me regarde encore plus intensément. Pas un mot ne s’échappe de sa bouche, mais je pourrais presque lire dedans ses yeux. « J’allais justement à la Fnac. Acheter un film de Pasolini dont on m’a parlé. Pour le regarder avec Jon. Théorème, je suis presque sûr que ça me plaira. Quelque chose sur l’aura, l’emprise qu’un homme obtient sur toute une famille qu’il intègre. La fascination qu’il exerce sur la mère, le père, le fils et la fille. » Je regarde Romain, qui n’a toujours pas bronché. Et je me dis que c’est ce genre de fascination qu’il commence à exercer sur moi. Que caches-tu derrière tes yeux-miroirs ? « Bon, je vais y aller. » Il ne bronche toujours pas. Je tends ma main. Il la regarde, puis me regarde. Et de ses yeux gris semble sortir une réponse : « Je l’ai, je peux te le prêter. » Je ne pensais pas qu’il pouvait devenir si gentil. Je prends les rênes en lui répondant que, oui ça serait sympa, si ça ne le dérangeait pas. Je lui dis que je pourrais passer chez lui dans la semaine. « Tu habites où ? - 112 rue Condorcet. » Puis ses yeux se sont vidés de nouveau, et je me suis rendu compte qu’il était reparti dans son monde, là où je ne pourrais pas le rejoindre. « Bon, j’y vais, salut. Et merci beaucoup. » Théorème de la fascination : en dire le moins possible, laisser les autres chercher dans ses yeux et deviner, vous n’en deviendrez que plus intéressants. | |
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