Fragment #98 - C'est une chose qu'on ne verra jamais

« Jed, … je comprends pas bien pourquoi on est là en fait…
- J’avais besoin de te parler Lola. Je… je te comprends tu sais, avec Julian et tout… c’est quelque chose… je n’aurais pas dû, je sais.
- En effet, tu n’aurais pas dû. C’était pas quelque chose à faire un jour de l’an.
- Oui, mais, tu comprends… Comment dire ? Jon… Je… J’ai eu du… J’ai été poussé à bout ; voilà.
- Ça n’excuse rien, Jed. Tu as fait du mal à l’homme que j’aime.
- Je le regrette.
- Tu regrettes. Bien. C’est facile de regretter. J’ai dû… J’ai dû m’en occuper, moi. J’ai dû l’entourer de ce cocon protecteur ; alors que d’autres… euh… J’ai dû être à ses côtés, pendant…
- Oui. Je sais. Je n’ai fait qu’une chose, moi. Et simple. Me mettre en colère. Me laisser porter par Elle. »

Nous sommes dans l’atmosphère enfumée du VLV, j’ai un peu de mal à respirer dans ces brumes âcres et grises. Le comptoir brille et reflète les ambrés et les verts des alcools servis dans des petits verres un peu blancs sur les bords.
Dehors, le soleil tape sur la vitrine et éblouit les passants qui ralentissent comme devant tous les bars et regardent à l’intérieur. Clientèle-spectacle aux yeux écarquillés. Je crois que nous avons fait le trajet de la BU à ce bar en très peu de temps en fait, même si le soleil poussait le lézard en moi à ralentir son pas et à rêvasser.
Plus tôt, à la BU, je ne l’avais pas vue arriver, j’étais plongé dans mes notes d’amphi pour tenter de mettre un peu au clair tous ces mots qui se mélangeait dans ma tête. Et puis je l’ai vue, j’ai cherché ses yeux, et nos regards se sont croisés. L’immense amertume de cette profondeur de cendres. J’ai cru qu’elle me tuerait d’un seul regard. J’ai essayé d’expliquer, mais les lecteurs effrontés nous ont poussés à l’extérieur.
Maintenant je suis en face de Lola et je tente de m’expliquer. Mais y a-t-il vraiment quelque chose à expliquer, si ce n’est du ressenti, de la douleur au plus profond ? Elle a dû la ressentir cette douleur, même si elle n’ose pas en parler, quand elle a appris que Julian et Jonathan… C’est cette douleur que je vois à l’instant dans ton regard.

« Lola, je… »
Mais il n’y avait rien à dire. Qu’à regarder ces larmes dans le regard, cette humidité des yeux qui me regardent et savent. Cette immanence qui déjà est présence. Tout se reflète en cet instant dans ses deux miroirs qui me regardent.
« Arrête, Jed. Il n’y a rien à dire. Tu le sais. Oublions. C’est tout. Il n’y a rien d’autre à faire… je… Julian… je… nous devons construire sur le passé. Pour… pour l’effacer. Je… Jed, tu sais… Il n’y a rien qui n’ait été fait qui ne puisse être défait. »

Elle n’a pas dit cette dernière phrase. Du moins elle ne l’a pas prononcée. Je l’ai entendue comme ça en tout cas. Je ne sais ce qu’elle a dit ; encore moins ce qu’elle a voulu dire. Mais c’est cette phrase qui sonne et me résonne encore aux oreilles.
L’oubli n’existe pas vraiment. Du moins je ne crois pas. On essaye juste de dissimuler l’Acte, la Présence à oublier sous un tas de choses diverses et variées qu’on empile tant bien que mal. Mais sous le bric-à-brac, il restera toujours, un peu en retrait, à peine totalement dissimulée, la blessure originelle ; qui saignera et suintera à l’amertume des jours.