Fragment #10 – L’enfant

C’est extraordinaire de rêver. Pour ma part, en tout cas. Des couleurs partout. Et des formes géométriques. Moi et les autres. Des filles qui montrent leur cul et leur chatte. Des connards qui rient sans que tu leur aies rien demandé. Des monstres, oui, des monstres aussi, parfois. Et le tremblement du sol, l’aspiration de tout. Tout qui disparaît sous tes pieds. Tu as l’impression que les choses sont réelles, mais pas palpables. En fait, tu sais que tu rêves. Tout le temps, ce décor à la Dali, des formes biscornues à la Picasso, des bouches grandes ouvertes qui crient leur infortune, des nez tordus, des machines hurlantes, tu ne sais même pas ce que c’est, d’où ça sort et pourquoi c’est là. Rêver, c’est quand même entrer dans soi. Tu crois que tu te connais, mais il y a des jours où tu prends peur parce que tu découvres des trucs bizarres. Des trucs que tu ne pensais pas qu’il y ait là-dedans. Tu n’as pas idée parfois de ce qui peut surgir.
Un jour, je te le donne en mille, tu as l’impression d’ouvrir les yeux. De découvrir un monde nouveau. Il fait beau, il fait gris, peu importe. Tu ne vois pas ce que tu voyais hier. Les gens discutent sur des choses que tu ne comprends plus alors que tu pouvais passer des heures à les écouter. Tu ne te sens plus impliqué dans les conversations, dans les jeux qui te faisaient tellement rire. Tu te regardes dans la glace et tu te poses des questions. Pourquoi je me sens bizarre ? Pourquoi ai-je l’impression d’être différent alors que rien n’a changé, à part la date du jour ? Suis-je moi ?
Des questions philosophiques, tu t’en es posées des milliers. C’était un jeu avec tes amis d’enfance. Vous vous allongiez tous sur l’herbe, vous regardiez le ciel étoilé et vous démontiez le monde comme un puzzle qu’il vous faudrait alors reconstruire. C’était marrant. Délirant. Appréciable. Tu te sentais fort, toi, dans tes théories. Parfois, tu t’étonnais : je ne pensais pas pouvoir aller si loin, c’est si beau ce qu’on se dit, l’amitié est merveilleuse quand on peut la passer à plusieurs sans rien faire que parler… Et d’autres conneries du genre, qui n’étaient absolument pas des conneries, mais que tu regardes comme telles aujourd’hui, sous prétexte que tu as mûri. Tu es un adulte. Du moins commences-tu à l’être, parce qu’au fond tu continues à philosopher en te disant (à raison, certainement) qu’on n’est pas soudainement adulte, mais qu’on le devient progressivement. Un jour, celui que tu aimes meurt et tu gagnes en maturité, après t’être déchiré, décomposé, révolté, tué mille fois, après avoir crié, pleuré, détesté… Après toutes ses étapes que tu décris comme « constructives », tu deviens un peu plus adulte.
Des philosophies, tu en as construites par milliers. Certaines duraient longtemps, d’autres se décomposaient aussi vite qu’elles avaient été élaborées. Tu prenais ton journal intime et tu titrais « aujourd’hui, je change ». Tu passais ton temps à changer, à arrêter de fumer, à chanter parce que cela rend heureux, à voir des amis pour voir des amis, à boire parce que c’est ainsi que tous les jeunes s’amusent… Tu vivais selon les autres et certain que c’était toi. Et un jour, tout ce monde s’effondre. Et c’est assez marrant, parce que cette fois-ci, c’est différent. Tu le ressens comme différent. Ce n’est plus un rêve. Toutes les bizarreries qui te traversaient la tête, tu les ressens éveillé. C’est là que tu commences à vivre pour toi. Et c’est là que ça commence à foirer. C’est douloureux. C’est lent. Mais c’est là.

J’ouvre les yeux et j’ai le temps de voir qu’il est 3h30. Il y a quelqu’un à côté de moi dans le lit. La fenêtre de mon appartement est grande ouverte et le vent frais souffle à travers les rideaux. J’aperçois la lune dans un coin de la fenêtre. Je ne distingue pas le visage du garçon qui est à côté de moi. Il me caresse le corps avec délicatesse. Je suis nu. Je ne comprends pas ce qu’il me murmure à l’oreille, mais ses paroles sont douces et m’apaisent. Je sens son souffle chaud me chatouiller la peau. Je sens ses mains le long de mes bras. Sa peau exhale une odeur sucrée de bonbon. Il est musclé. Des muscles secs. Il passe sa main sur mon torse. Je me sens bien. Léger. Je m’oublie. Je glisse ma main le long de ses jambes. Je l’attire plus près de moi. Je peux sentir son sexe dur sur mes cuisses. La lune s’est déplacée et éclaire un peu plus la chambre. Cependant, je ne parviens toujours pas à distinguer son visage. Il me semble toutefois qu’il sourit. C’est à ce moment-là que j’aperçois une petite tête d’enfant à la fenêtre. Elle me regarde silencieusement, un léger sourire aux lèvres. L’homme s’est glissé entre mes jambes. Son contact est chaud et agréable. Il transpire un peu et des gouttes de sueurs glissent sur ma peau. Je trouve cela très excitant. L’étreinte se resserre. Plus brutalement. L’homme me sert toujours plus. La tête d’enfant m’observe toujours. Elle n’a pas bougé. Je ne sais pas comment l’enfant est arrivé ici. Je détourne la tête. Ferme les yeux.

J’ai envie de te faire l’amour toute la nuit.
D’accord.