Fragment #106 - Chocolat noir-amer

Le brun foncé tâche mes doigts. J’ai l’impression de m’être coupé. Mon sang s’écoule à petites gouttes brunes. Je porte mon doigt à ma bouche, et le lèche. Cicatrice de chocolat qui s’efface sous ma langue. Le sucré d’abord, puis l’amer un peu, qui envahissent mes papilles. Ma langue tourne autour de mon doigt. Le morceau de mon œuf est comme un morceau de miroir brisé, les arêtes coupantes entaillent mes doigts avides. J’ai faim. Je n’ai pas mangé depuis deux jours, mais là, je n’en peux plus. Je me suis jeté sur l’œuf en chocolat que Martin m’a offert. Je ne m’y attendais pas, en fait. Nous étions tous les trois dans sa cuisine, je venais à peine de sortir dans ma chambre, j’avais fait les trois pas nécessaires pour m’assoir et les rejoindre à table. Même si je savais que je ne les accompagnerais pas, je voulais être présent. Etre poli, tout d’abord ; je ne suis pas chez moi. Les larmes à peines sèches au coin de mes yeux. Le visage encore dans cette espèce de croûte salée que des heures d’amertume laissent autour des paupières, en masque mortuaire.
Je regarde dans mon assiette. Je n’y perçois que des couleurs. Ma fourchette trifouille un peu les aliments, sans vraiment y faire attention.
« Tu ne manges pas, me demande Ariane.
- Non, je n’ai pas très faim. »
Je m’excuse et m’apprête à m’en aller, à la fin du repas. Mais Martin me demande d’attendre d’une voix forte. Mes yeux dans les siens, soudain. Ses pupilles qui me rongent.
« J’ai quelque chose pour toi.
- Quoi ?
- Tu vas devoir chercher… »
Je ne savais pas à la recherche de quoi j’étais, mais j’ai retourné son appartement de fond en comble. Pour finalement retourner au point de départ, et trouver sous ma chaise un paquet.
« C’est l’œuf Originel. »
Un œuf en chocolat noir trône maintenant sur la table ; je n’ose pas vraiment le toucher.
« Comme ta sœur, tu vas commencer une nouvelle vie. J’ai voulu fêter l’occasion. »
C’est maintenant que tout cela me revient, alors que je déguste l’objet, morceau après morceau, éclat après éclat. Il me semble que j’ingère mon Image. Le téléphone sonne. Ariane me passe le combiné.
« Allo ?
- Darling ? It’s granny. What’s happening?
- Well, I’m with Ariane, it’s okay. I can’t be with my family anymore.
- But your dad and your mum need you.
- Well, you know, I got to live my life. Can you tell mum I’m okay, if you call them back?
- Sure. I was just calling to say Happy Easter. Oh, by the way, when are you coming to London? I miss you.
- I’ll soon be here Granny. I’ll soon be here. »
Je reprends un morceau de mon Image brisée. Ingestion. Je redeviens peu à peu moi-même. Je serai là auprès de toi, Mamie. Si Jonathan repasse par là. Une boule se reforme au plus profond de ma gorge. Jon, donne des nouvelles, je t’en prie.
Le téléphone sonne. Encore. Ah non, c’est mon portable, cette fois. Mon écran annonce que c’est Jonathan. Mon cœur se met à accélérer. Je ne peux appuyer sur le bouton décrocher tout de suite, j’ai peur de bégayer, j’ai peur de fondre en larmes, j’ai peur de… Mes mains tremblent. Dans le flou de mes larmes, et de ma tachycardie, j’appuie sur le mauvais bouton. Raccrocher.