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 Fragment #110 - Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom

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Aldébaran

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MessageSujet: Fragment #110 - Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom   Fragment #110 - Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom Empty20.04.08 21:43

Jeudi 3 mai 2007
à Dijon

Je me rappelle la colère de Mme Royal à l’écran hier, et leurs courtoisies habituelles. Ils se tournaient autour, les deux, comme deux tigres en cages, se jaugeaient, se donnaient des petits coups de griffes. S’attaquaient à coup de morale, de je vous en prie mielleux et coulants. De quoi vous dégouter de la politique. Mais en même temps, j’étais scotché. J’étais la sensuelle, accrochée aux lèvres des parleurs. Je ne pouvais décrocher mon regard de cette confrontation saine, comme ils le disaient, mais qui pourtant, tendait à l’ignoble.
Ils parlaient de tout, tout en parlant de rien, dansaient l’un autour de l’autre, leurs yeux criaient la méchanceté, l’attaque prête à surgir, la pique caudale qui de son poison, anéantirait l’ennemi. J’étais fasciné, hypnotisé par ces deux discours qui rebondissaient, de l’un à l’autre, par les temps défilants. A croire que l’on comptait un temps restant à vivre. Les coins de la bouche de Mme Royal me rappelaient ma Desdémone, la belle, l’autoritaire. Celle sous les mots de qui je ne pouvais que me courber. Les mots de son départ. La bouche de son départ, au loin qui me disait que ce ne serait plus possible. Ses yeux pour une dernière fois derrière la vitre du train, vitres-miroirs. Je croyais y percer la vérité ; je n’y voyais que mon propre malheur.
Et la colère, Mme Royal, la saine Colère. Votre colère sur ceux, les ignobles, qui utilisent les handicapés pour asseoir un pouvoir. Venez à moi, vous les pauvres de cœur, venez à moi, les aveugles, les sodomites, les parias. Ensemble, nous construiront un meilleur monde. C’est ce Meilleur des Mondes que je crains. Un monde de terreur et d’immondices. Un monde où le pouvoir est roi, puisqu’on a réussi à y accéder. Votre colère, madame, est saine et appropriée. Il vous prie de ne pas perdre vos nerfs, de ne pas chercher les mots qui blessent. Le perfide ! L’immonde individu ! Celui-là même qui entrait dans des rages sans nom avant la course à l’Elysée ; celui-là même qui voulait nettoyer au Karcher les banlieues. Qu’est-ce qu’un mot qui blesse ?

Je les connais vos mots qui blessent. J’ai appris à courber l’échine pour ne pas les entendre. J’ai appris à être sourd à ce qu’on ne doit nommer.

J’ai appris aussi à sentir les draps sur mon corps, ton corps contre le mien. J’ai appris ton torse contre mon torse, mes bras au creux des tiens. J’ai appris nos salives mélangées, ma bouche qui tente de dévorer ce qui m’appartient. J’ai appris tes fesses qui s’écartent, mon corps dans le tiens, les va-et-vient. J’ai appris la sueur qui nous couvre, mes mains qui glissent, qui tentent d’attraper, qui se crispent, qui tente d’agripper ; mais tu es lisse sous mon corps. J’ai appris mon corps en boule, la montée des liquides, la chaleur de l’Orgasme. J’ai appris ce rush qui vibre dans mes oreilles quand mes mains et mes pieds se contractent. J’ai appris ton corps empli du mien, nous deux emboités, et l’un serré dans l’autre. J’ai appris le relâchement, les muscles qui se lâchent, la sueur arrêtée qui se remet à couler le long de tes
Poignets
Mains
Mollets et pieds
Cuisses fortes
Fesses musclées
Epaules que je caresse dans un ultime effort avant de retomber
Sur le côté.
J’ai appris le rideau qu’il faut fermer, sur la honte de notre condition. J’ai appris quand on peut se permettre de l’entrouvrir, l’acte accompli, dans le silence et dans la nuit. J’ai appris ce que l’on doit cacher, par peur des mots, par peur de coups, par peur des autres.

Je les connais vos mots qui blessent. Ceux qui font que l’on courbe le dos. Mais je ne les dirai pas. Pas plus que je ne prononcerai votre nom. Ce nom honni. Parce que contrairement à ce que vous prétendez, je n’ai pas choisi d’être ce que je suis. Parce que contrairement à ce que vous prétendez, il n’y a pas de remède, pas de gène à chercher, pas de personnes à trouver pour nous encadrer et nous apprendre la normalité. Nous sommes dans la normalité.
Je m’en vais de ce pas arracher le rideau.
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