Alioth
| Sujet: Fragment #15 – L’entretien 29.04.08 9:47 | |
| Lundi 28 avril 2008 à Paris L’immeuble est comme il l’a décrit dans son mail : un air de vieil entrepôt, quelques vitres cassées, une lourde porte en fer. Je pousse la porte et découvre un monte-charge, des cartons, un homme en salopette bleue délavée par-dessus une chemise blanche. Il sifflote. Sur la droite, comme monsieur Woo l’a indiqué, il y a un couloir peu éclairé. Je suis vêtu d’un costume sombre Zara. Simple, mais élégant. Parfaitement cintré. Cravate grise unie sur une chemise blanche. Les talons de mes chaussures résonnent dans le long couloir à chacun de mes pas. Des filles, dans des bureaux, lèvent les yeux en me voyant passer. Une petite grosse à l’embonpoint un peu trop prononcé mâche un chewing-gum comme un paysan texan et me regarde derrière ses grosses lunettes. Je m’avance vers elle et plus je m’approche, plus je remarque que je la domine très nettement, plus je constate qu’elle s’étale de partout, avec ses bourrelets sous les bras, son ventre énorme et mou. Elle me dégoûte. Arrivé à sa hauteur, d’une voix un peu grave et aussi séductrice que possible pour masquer mon écœurement, je lui demande où est le bureau de madame Koltz. Elle me montre un doigt tout boudiné et au bout de ce doigt, je distingue une porte fermée. Je m’avance alors vers la porte que pointe le doigt. Je frappe. Une voix m’invite à entrer. Le bureau est petit et sombre. Des stores abîmés par le temps et tordus ont été baissés sur une fenêtre haute, mais peu large, et je devine, parce que les stores se sont pas complètement baissés et que la fenêtre est entrouverte (mon Dieu qu’elle est sale !), que la pièce donne sur une cour intérieure. Les murs sont gris et des centaines de dossiers de rangements dont les couleurs sont maintenant délavées se superposent sur de longues et hautes étagères en aluminium. Le bureau lui-même est étonnamment propre et en bois laqué : téléphone, ordinateur, quelques papiers, un dossier que madame Koltz est en train de lire. Face au bureau, une chaise en faux cuir marron, de la mousse jaune qui s’échappe d’ouvertures profondes. Madame Koltz ne se lève pas, ne me sourit pas et m’enjoint de m’asseoir sans avoir pris la peine de me regarder. Silence. Madame Koltz est une petite femme d’une cinquantaine d’années. Elle porte un tailleur noir simple et vieilli, son visage est fermé et sévère, ses cheveux sont abondants, noirs et parfaitement brillants. Pas de maquillage. Des mains fortes. Pas de bijou. Elle tourne encore quelques pages du dossier qu’elle est en train de lire, finalement le referme, le range soigneusement dans une chemise cartonnée et se lève pour replacer la chemise entre d’autres chemises, sur une étagère. Elle se rassoit et c’est là qu’elle m’accorde son premier regard. Un regard profond, direct, sans chichi. Je n’ai pas encore prononcé un mot depuis que je suis entré dans ce bureau et cela fait bien cinq minutes. Cinq minutes, c’est le temps d’une longue chanson, mais cinq minutes dans le bureau de madame Koltz, où aucun son ne semble pénétrer, aucune lumière s’insinuer, c’est presque interminable. Quand madame Koltz décide de briser le silence, c’est avec une voix qu’on ne s’attend pas à entendre sortir d’un corps si petit : rauque, posée, ferme, assurée.
Vous avez fait Centrale Paris, un master à l’Ecole de la Communication de Science Po, puis vous êtes parti un an en Floride faire je ne sais quoi dans un festival de cinéma. Et aujourd’hui, dans votre costume du dimanche comme si vous alliez à la messe, vous vous retrouvez dans mon bureau, que vous jugez sale et certainement sombre. Qu’est-ce qui ne va pas dans votre vie monsieur Amaury ? Monsieur Guasch. Amaury, c’est mon prénom. J’appelle les gens par leur prénom. Si on leur a donné un prénom, c’est qu’il doit un jour servir. Qu’en pensez-vous monsieur Amaury ? Ce n’est pas faux, en effet. D’accord. Votre curriculum vitae, excepté peut-être cette année floue que vous savez certainement justifier, est digne des profils les plus convoités. Et vous êtes-là, assis sur ce fauteuil vieilli par les culs de femmes grosses et moches qui défilent dans mon bureau depuis des années. Je vais vous dire une chose, les femmes grosses et moches ont toujours quelque chose à se reprocher. Je ne comprends pas. Vous ne comprenez que trop bien. Vous m’avez l’air plutôt bien foutu, vous, sous ce costume bien cintré qui laisse imaginer votre carrure, la parfaite harmonie de votre corps. Votre bouche est pulpeuse, votre regard franc, même si de temps en temps il semble se perdre quelque part, vous semblez avoir quelque mépris aussi, c’est ce que je note dans votre regard. Votre peau est parfaitement lisse, votre bronzage entretenu, votre coiffure travaillée. Je répète ma question : qu’est-ce que vous faites ici, assis sur mon fauteuil en cuir délavé qui se vide de sa mousse à chaque fois qu’un gros cul vient s’y poser ? Je suis ici parce que monsieur Woo m’a appelé après qu’il a vu mon CV sur Internet.
Nouveau silence. Madame Koltz me regarde dans les yeux, puis s’enfonce dans son siège. Je brise cet instant de calme un peu trop long.
J’ai ici mon CV. Souhaitez-vous que je vous le remette ? Je l’ai. Je l’ai… Ecoutez, je ne comprends pas très bien : vous m’avez appelé. J’ai cherché des informations sur votre entreprise, je n’ai rien trouvé. Et je ne sais pas pour quel poste je suis convoqué… … Le poste pour lequel vous êtes convoqué n’est pas précisément défini. D’accord… Avouez que c’est un peu déstabilisant. Quelle valeur a une information monsieur Amaury ? La valeur d’une information ? Oui. Vous n’ignorez pas que de nos jours c’est une problématique importante, voire capitale. L’information, c’est ce qui fait notre société actuelle. Aujourd’hui peut-être plus qu’hier. Eh bien cela dépend. De quoi ? De son utilité, je suppose, de l’attention qu’on lui porte, du désir qu’on a à la propager, des personnes à qui on la transmet… Vous supposez qu’une information peut être différente selon qu’on souhaite lui donner tel ou tel sens ? N’existe-t-elle pas en soi déjà avant d’être divulguée ? Oui et non. Il y a ce qui existe et… ce que je vous transmets, comment je vous le transmets, quand je vous le transmets. Oui, oui… Vous voulez dire qu’il y a deux choses bien distinctes : d’une part la caractéristique réelle, intrinsèque, dirais-je, du fait considéré et d’autre part une appréciation extrinsèque, subjective, qui prend un sens à un instant donné, dans un endroit donné, pour un ou des individus donnés ? C’est ce que je veux dire, oui. Intéressant. Ecoutez, nous avons une procédure de recrutement différente peut-être inhabituelle. Voici un dossier que je vous demanderai de remplir pour mercredi. Il y a quelques questions auxquelles l’on souhaite que vous répondiez, ainsi que des informations sur vous. Et mercredi, vous me remettez le tout, que nous lirons ensemble, et ce sera notre deuxième entretien. Vous en aurez un troisième si cela se passe bien. Ce sera votre dernier entretien et il aura lieu ici, avec moi-même et Monsieur Woo. Est-ce que cela vous convient ? Est-ce que j’ai le choix ? Nous avons toujours le choix Amaury. Si cela vous convient, nous pouvons nous revoir mercredi à la même heure. Ici. Entendu.
Je prends le dossier, épais, que madame Koltz me tend dans une enveloppe grand format. Elle se lève, me sert la main d’une poignée ni trop forte ni trop molle et me souhaite une bonne journée. Je me retrouve dans la rue, un peu perdu. Est-ce une mascarade ?
Dernière édition par Alioth le 29.04.08 9:58, édité 1 fois | |
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Altaïr
| Sujet: Re: Fragment #15 – L’entretien 29.04.08 9:54 | |
| Gnééé ?? J'attends de voir la suite
Ah et heu à un moment tu as mis "Madame Woo", c'est normal ? | |
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Alioth
| Sujet: Re: Fragment #15 – L’entretien 29.04.08 9:59 | |
| Non ce n'est pas normal. La fatigue. Mon dieu, je suis en retard. Hier, je suis rentré du boulot à minuit quasiment. Et il faut que je m'enfuie au boulot si je ne veux pas avoir (trop) de retard. Ma vie est excitante. | |
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Altaïr
| Sujet: Re: Fragment #15 – L’entretien 29.04.08 10:12 | |
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Alsciaukat
| Sujet: :) 29.04.08 13:25 | |
| Arf mais c'est horrible, un boulot où tu finis aussi tard '_' Tu fais quoi ? Et toi, tu as fait Centrale Paris ? :D
Bon ben sinon c'est pas aujourd'hui qu'on aura la fin du suspense... C'est même encore pire ^^' Qu'est-ce qu'il y a, dans ce dossier ?! | |
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Procyon
| Sujet: Re: Fragment #15 – L’entretien 01.05.08 14:53 | |
| Moi je me demande surtout si il y a été hier finalement. Et sinon je suis toujours scotché quand je te lis; c'est fou ! J'aime tes descriptions, tes intonations, ce mépris attachant que tu as confié à on perso,etc... | |
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Bételgeuse
| Sujet: Re: Fragment #15 – L’entretien 05.05.08 3:08 | |
| Mais mais mais ? :affraid: C'est pas banal, tout ça... | |
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Procyon
| Sujet: Re: Fragment #15 – L’entretien 06.05.08 22:30 | |
| Il est...euh...sympathique ton commentaire Betel chérie ! | |
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| Sujet: Re: Fragment #15 – L’entretien | |
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