Déneb
| Sujet: Fragment #11 - Le monstre sous mon lit 01.05.08 3:47 | |
| Jeudi 14 juin 2007 à Lille Le téléphone vibre sur le bureau. Enfouie au fond du lit, les yeux clos, je laisse le petit corps de plastique noir se remuer jusqu’à épuisement. Anna ou Judith sans doute. Elles m’appellent plusieurs fois par jour depuis que j’ai décidé de ne plus sortir de mon appartement. Il n’est jamais venu ici, nous allions toujours chez Lui, abri aux murs noirs surplombant la ville, infiniment plus spacieux et confortable que mon 20m². Mon appartement est vierge de tout souvenir avec Lui, et ce cube aux murs beiges demeure l’ultime refuge, le dernier échappatoire aux images de Nous qui m’assaillent. Cette fuite a réussi quelques jours et puis les fantômes sont revenus, toujours les mêmes images de bonheur encore et encore, appelant mon esprit à se retourner incessamment sur le passé. Je n’en peux plus. Je ne veux plus voir tout ça, je veux tout enfouir comme je l’ai fait ces six derniers mois ; mais depuis Tous les jours dimanche, la déchirure que j’avais mis tant d’application à fermer et à ignorer s’est rouverte et s’offre désormais pleinement à ma vue. J’ai besoin de silence. Il ne vient qu’en dormant, lorsque les souvenirs se taisent et que le calme se fait dans mon esprit devenu un immense trou noir. Alors je dors, et lorsque je ne dors pas, j’attends que le sommeil arrive, essayant d’échapper autant que possible à ces images. Cinq coups rapides frappés à la porte m’éveillent de ma torpeur. Je ne bouge pas, attendant que l’intrus s’en aille mais les coups se répètent, plus insistants et plus secs. Comme jadis enfant, je rabats la couette sur mon visage, espérant ainsi, dans l’enceinte rassurante du cocon blanc, être protégée des monstres qui se tapissent sous le lit et derrière la porte. « Suzanne ! Ouvre moi, je sais que tu es là ! » Judith. La connaissant, elle doit ronger son frein depuis longtemps. Elle a dû vouloir débarquer ici depuis plusieurs jours, l’impétueuse Judith, mais la douce Anna lui aura sans doute demandé de m’accorder un peu de temps. « Bordel, je te préviens, je vais rester ici jusqu’à ce que tu m’ouvres ! Et je vais continuer à hurler très fort ! » Je soupire en m’extirpant douloureusement du cocon. Elle n’abandonnera pas. Il n’y a qu’un enfant pour croire qu’un lit suffit à le protéger des monstres. J’ouvre la porte et Judith apparaît, rayonnante comme à son habitude. Mais l’éclat de ses yeux marrons se ternit au fur et à mesure qu’elle me détaille du regard. Il est vrai que je ne dois pas être très jolie à voir, les cheveux emmêlés et un vieux t-shirt pour seul vêtement. « Ouah, tu t’es pas lavée depuis quand ? » Judith, ou la délicatesse même. En toutes circonstances, sa franchise et son âpreté ne faillent pas. Elle n’est ni douce ni posée, sauf en de rares occasions. Elle ne supporte pas l’inaction ou le laisser aller, et nul doute que me voir ainsi l’énerve. Je ne réponds pas, me contentant de m’effacer pour la laisser passer avant de refermer la porte. Quand je me retourne, Judith s’est déjà assise devant la petite table ronde faisant office de salle à manger. « Bon tu me prépares un thé ? - C’est bon, tu as vu que j’allais bien, non ? Je ne me suis pas saoulée, ni droguée, ni pendue. Tu peux partir maintenant, tout va bien. - Ca fait quinze jours que tu te terres ici, tu ne t’es pas lavée depuis au moins autant de temps, tu as manqué deux tartes au sucre chez ta grand mère, alors non tu ne vas pas bien. Au jasmin le thé, s’il te plait. » Je lève les yeux au ciel mais je suis bien trop lasse pour tenter de lui tenir tête. Je mets l’eau à chauffer dans la théière en fonte puis sors deux tasses et une boite à thé. A l’ouverture du couvercle en métal, les feuilles de thé et les fleurs séchées exhalent déjà un doux parfum de jasmin. Une cuillère par personne, dans deux petits sachets. Puis je verse l’eau chaude, mais pas bouillante, sur le thé dont les feuilles se gonflent, dévoilant alors tous leurs arômes. J’apporte les deux tasses sur la petite table et m’assoit en face de Judith. L’eau trop chaude brûle mes lèvres qu’elle effleure à peine. J’enserre la tasse de mes mains qui s’échauffent à son contact. Judith me regarde mais, tel un enfant pris en faute, la tête baissée, je contemple obstinément le liquide ambrée aux effluves de printemps. « Je comprends pas que tu te mettes dans un tel état pour un type pareil. » Ouch. La joute verbale a débuté. J’ai beau connaître et accepter la dureté de Judith, ses mots ont sur moi l’effet de pointes acérées. J’essaie, par un regard glacial, de lui rendre toute son âpreté. « Bon d’accord, j’y vais un peu fort mais, quand même, tu crois vraiment qu’il te méritait ? T’as toujours été là pour lui et on peut pas dire la même chose de lui ! - Judith, j’ai pas besoin que tu me dises tout ça, c’est bon. Tu vas trop loin. - Mais ouvre les yeux bon sang ! - J’étais heureuse ! tu comprends ça, HEUREUSE. J’étais bien avec lui… Je… » La tension qui serrait mon ventre depuis quelques minutes explose soudainement en une multitude de larmes. « Ce n’était pas vrai Sue… Tu vivais dans l’illusion… Ce n’était pas toi qu’il… Enfin… Tu le sais ça hein ? » Sa voix se fait plus douce, moins rugueuse, mais ses paroles me percent toujours de part en part. Damien ne correspond sans doute pas à l’idée que je me suis faite de Lui. Par cristallisation, je L’ai élevé au rang de Dieu, là où Il n’est qu’un homme avec Ses faiblesses. Et Sa faiblesse s’appelle Sofia. Mais je ne peux pas me dire qu’Il ne m’a pas aimée, je ne peux pas me dire qu’Il a juste fait semblant… tout deviendrait trop sale, trop impur… « Je vais prendre une douche… j’ai besoin de me laver. » | |
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