Déneb
| Sujet: Fragment #13 - Leurs yeux se rencontrèrent 01.05.08 3:49 | |
| Samedi 23 juin 2007 à Lille Judith n’a pas eu à me traîner pour sortir ce soir. Je crois même qu’elle aurait préféré rester tranquillement chez elle au lieu d’aller faire la tournée des bars. Mais j’ai besoin d’échapper à la gangue de passivité qui m’a trop étreinte ces derniers temps. Au cœur du vieux Lille, à quelques encablures de la rue Négrier où Judith habite, la place Louise de Bettignies recèle quelques trésors que la plupart des jeunes ignorent, trop habitués à déambuler dans les bars de la bruyante rue de Solférino. Nous pénétrons dans l’Australian Bar, que Judith considère comme son antre et nous accoudons au bar. Elle salue le barman qui lui répond en souriant avant de nous servir d’autorité deux shooters de Zubrowska. L’affable barman aux yeux verts et à la peau hâlée, François de son prénom, a un sourire semblable à une caresse. Entre deux commandes, il revient discuter avec nous et se montre agréable et drôle. L’alcool aidant, Judith et moi sommes souvent prises de fou rire devant ses pitreries. Je lui commande à nouveau deux shooters. « Sue », me dit Judith en posant sa main sur mon bras. « Ne te retourne pas mais Damien est là. A une table juste derrière nous. » Je hoche la tête. Qu’est-ce que cela change, qu’il soit là ou non ? Cela ne me fait plus rien, non vraiment. J’ai tout jeté, le thé, les photos et le bracelet, tous les souvenirs et toutes les douleurs. Il n’y a plus en moi qu’une paisible indifférence à son égard. « Il est avec une fille ? - Oui, le genre brune incandescente » me répond Judith en levant les yeux au ciel. Elle plaisante, bien sûr. Je le vois bien. Et puis même s’il était avec une fille cela ne me ferait rien… Une paisible indifférence… Je me retourne. Juste pour voir. Je mets quelques secondes à le trouver parmi la foule qui se presse désormais dans le bar. Il est à quelques mètres de nous, accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années. Une partie de moi ne peut s’empêcher d’être soulagée. Peut-être que cela aurait été trop dur, finalement… Il ne semble pas m’avoir vue. Sa tête rasée lui donne un air maladif. Il semble aussi avoir maigri, son visage, blême, s’est creusé.. Il n’a plus rien de commun avec le brûlant garçon qui m’avait abordée en novembre… Ses yeux se détournent du vide dans lequel ils étaient plongés pour rejoindre les miens. Nos regards se croisent. J’imagine le mien froid et glacial, je vois le sien éteint et triste. Ce n’est plus le même Damien, ou peut-être est-ce là, au contraire, le véritable Damien, celui que je n’avais jamais vu mais qui était caché en lui. Je me retourne et boit mon shooter cul sec. François sort une blague et je ris à gorge déployée, sans raison, sinon celle de montrer que je suis en vie, alors qu’il est mort, enseveli dans son tombeau au milieu de tous ses souvenirs douloureux. « Sue, il arrive vers toi. » Non, Damien, non, tu ne me contamineras pas, pas une fois de plus. Je vis. Tu es déjà mort. Et les vivants n’ont rien à faire avec les morts. Laisse moi. Va–t-en. Je sens les vers noirs se propager à nouveau, tendre mes veines, serrer mes poings, inonder mon cerveau en un flot de haine. Laisse moi. « Hey » dit-il assez fort pour que je l’entende. Je l’ignore et continue de discuter avec François et Judith, tandis que de plus en plus de vers noirs envahissent tout mon être, prêts à exploser en un torrent de fiel empoisonné. « Sue. Parlons s’il te plait. » Je me retourne une nouvelle fois, et il est juste devant moi, nos corps se touchant presque. Mais le sien, terne et chétif s’approche du Styx tandis que le mien, vibrant et ardent, appelle à la vie. A la vue de ses yeux suppliants, de la douleur qu’il exprime par tous ses pores, les vers noirs s’apaisent. A quoi bon ? A quoi bon achever un homme déjà à terre ? Il ne peut inspirer rien d’autre qu’une éphémère pitié. « C’est trop tard Damien ». Il semble abasourdi par ma réponse. Perdu. Mais à quoi t’attendais tu ? Je ne peux plus t’attendre, tu es mort et je suis vivante. Son ami le prend par le bras et l’emmène dehors. C’est trop tard. « Ca va Sue ? » me demande Judith les yeux emplis d’une inquiétude grandissante « Oui » lui dis-je en souriant. | |
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