Fragment #63 - Apprendre sur le tas

Assis sur la banquette arrière, je regarde l'horloge digitale sur le tableau de bord de la C6. Il est quatre heures du matin passé. Garés depuis plus de cinq heures sur un parking de la SNCF, Jé et moi nous planquons. Plusieurs dossiers sont étalés à côté de moi sur la banquette arrière de la voiture, bref aperçu de l'enquête que mènent Jé et les stups. J'en prends un dans les mains et l'ouvre sur une fiche d'identité. Un homme, 46 ans, d'origine française, cheveux noirs lissé en arrière, quelques cheveux blancs sur les tempes. Marié, trois enfants, sept ans, neuf ans et onze ans. Marc Rozia, chef d'une entreprise d'import – export, bien sur tout rapport. Enfin, vu sous cet angle. Ce père aimant et patron respecté, est en fait le propriétaire de l'Enfer. Club privé à la base orienté S.M., devenu très vite une plaque tournante de prostitution, de drogue et de jeux. De jeux pervers et violents.
Je jette un regard sur la porte d'entrée de l'immeuble. De là où on est, on voit l'immeuble dans son ensemble. Vieux bâtiment des années 70 ayant appartenu à la SNCF, laissé à l'abandon en surface, certainement racheté sous le manteau. Le baraqué fait encore la sentinelle. Il ne peut pas nous voir. Jé est resté silencieux depuis deux bonnes heures. Comme si il lisait dans mon esprit, il se retourne vers moi et me tend un gobelet en plastique rempli d'un liquide noir fumant.
« Un café ? »
J'accepte même si je ne suis pas fan de ce breuvage.
« C'est long, je sais. Mais bon, c'est le boulot. Voire la majeur partie du boulot.
- Ca va aller. Merci pour le café.
- De rien. »
Petit instant de flottement. Je sens que l'un comme l'autre avons des trucs à nous dire. Je commence.
« Pourquoi vous avez besoin de moi en fait ? Vous pouvez prendre vous même les photos avec tout ce matos, non ?
- Affirmatif. On peut le faire. Mais je voulais que tu bosses avec moi.
- Comme ça ? Sans autres raisons que celle là ?
- Ouais. Comme ça. »
Sa manière de répondre cache quelque chose. Le silence s'installe encore une fois. Plus lourd. Lourd de fatigue, lourd de non-dits, lourd de mensonge. Et merde.
J'ouvre la portière passager, chope mon sac à dos et me casse sur le parking. Jé se lance à ma poursuite aussitôt.
« Putain de merde ! Tu me fais quoi là ?
- Va te faire foutre Jé ! J'en ai marre, je me casse. Je retourne à Lille.
- A quatre heures et demie du mat' ? T'auras pas de train à cette heure ci. Petit malin. »
Il me fixe en souriant. Voile noir. Impact de mon poing contre quelque chose de solide et mou à la fois. Bruit de chute. Le voile se lève.
« Dam... Ca fait deux fois que tu me fais ce coup là. Qu'est-ce qui va pas chez toi ? »
Sa voix est modifiée par le sang qui gicle de son nez. Je lui ai peut-être cassé. Enfin, l'acide en moi a dû le faire... Pour une fois, je dois avouer que ça m'a soulagé.
« Monte dans la bagnole. On risque de se faire voir. »
Je le suis. Je reprends ma place à l'arrière, lui devant. Il sort un paquet de serviettes en papier de la boîte à gants et s'essuie le nez.
« J'en reviens pas que tu m'aies frappé. Sale con !
- Venant de toi, ça me fait plaisir. »
Echange de regards dans le rétroviseur. Lui, incrédule, moi, mauvais.
« Tu vas me dire vraiment pourquoi je suis là. Et pas de mensonges. Sinon, je me barre et je te pète la gueule pour de bon. »
Jé pose les mains sur le volant, plonge la tête entre ses bras. Il expire bruyamment.
« Ok. Je te dois bien une petite explication. »
Il me tend un dossier que j'ouvre. Des photos des gars qui ont pris contact avec moi. Ceux des enveloppes. Sans que je pose de questions, Jé m'explique.
« On sait qu'ils ont pris contact avec toi, après ton premier passage à l'Enfer. Ils bossent pour Rozia. Ils ont du voir que tu étais une proie facile. Et ils ont pas eu tort. Qu'est-ce qu'ils t'ont promis ?
- Je peux pas te le dire.
- Va falloir pourtant. On fait donnant - donnant. »
Hésitation. Une main sur ma poche de veste, je sens les contours du carnet de Sofia.
« Ils m'ont promis de retrouver ce que j'avais perdu.
- Sofia.
- Sofia.
- Et qu'est-ce que t'as fait pour eux pour l'instant ?
- J'ai transporté quelques trucs. J'ai pas demandé. Je voulais juste qu'ils m'aident.
- T'es dans la merde, Damien. Tu sais pas à quel point.
- Je sais que tu vas me le dire... Mon ami. »
Jé me regarde dans le rétro. Il sourit, pour de vrai. Le sourire de mon ami.
« Bien sûr que je vais te le dire. Mais pour l'instant, on bosse. Nos clients sortent. Shoot tout ce qui bouge. »
Je déclenche aussi vite que je peux.
« Au fait, pourquoi tu leur as fait confiance ?
- Parce que je savais pas qu'ils étaient de l'Enfer. Et parce que j'avais plus confiance en toi »