Fragment #4 - Le parc de Bordeaux

J’ai vu des gens s’embrasser aujourd’hui. Un garçon et une fille. Dans la rue, au niveau de la Montagne Sainte-Geneviève, près de l’Ecole Normale, après avoir déjeuné avec mon frère trop heureux de se distraire entre deux cours sur les opérateurs compacts. Après quelques instants passés près des amoureux, je me suis éloigné, j’ai pris la première rue, puis, en me cachant, j’ai sorti la tête pour les regarder. J’ai timidement élevé mon téléphone, pour les photographier. J’ai réussi à faire un ou deux bons clichés. J’étais très excité, surtout par la peur d’être surpris.

Rentré chez moi, j’ai transféré les photos sur mon ordinateur. Pour revivre le spectacle, j’ai mis un peu de musique ; la « play-list » aléatoire a commencé : « So many man, so little time ». Comme les jours précédents, quelques souvenirs surgissent. Ceux d’autres épisodes identiques, où la peur d’être surpris prenait le pas sur le plaisir du voyeur.

So many man, so little time. Je suis bien d’accord. J’aurais du le penser un peu plus à l’époque, au temps où les garçons étaient beaux, où cette musique résonnait souvent dans les innombrables salles de la banlieue bordelaise qui accueillaient nos soirées Disco post-pubères, bourgeoises et cravatées. Ce jour-là, ce n’était pas encore les deux amoureux de la rue Soufflot de ce matin qui s’embrassaient, c’était un costume Armani qui défonçait la chatte d’une robe longue de satin noir.

Philippe était déjà là. Déjà là ce soir-là, et déjà là à cette époque-là. Philippe a de toute façon toujours été là. Salut beauté, tu es rayonnant. Tellement beau, que je crois bien que ce soir I can’t take my eyes off you. Tu es bête. Quels sont les ragots ? Il paraîtrait que Capucine et Adrien ont rompu. Sans blague. Voilà qui doit faire les affaires de Maxens. Rires confus mais intéressés des deux amis qui nous ont rejoints entre-temps. J’ai souvent imaginé, depuis, revivre ces moments, et les modifier à ma façon, pour découvrir la sensation de vomir sur quelqu’un qui rit de cette manière.

Il fait déjà bien trop chaud, je sors respirer. Quelques pas dans le parc de la maison où nous sommes reçus. Je m’égare. Mais apparemment, je ne suis pas le premier à m’être perdu. Ce groupe d’arbres à l’écart avait du leur sembler bien accueillant. Ils sont bruyants en plus. Mais j’aime les regarder, sans même me cacher, depuis l’allée, les mains dans les poches. Une autre différence avec les amoureux de la rue Soufflot de ce matin.