Fragment #413 – Voix de verre et œil de sang

Fin de journée à MacDo. Nous sommes en plein rush et Max s'évertue à nous le rappeler. Je regarde les rayons du soleil à l'extérieur, ils semblent me crier de les rejoindre après ces quelques jours de pluie infernale. Je sers une grosse femme qui empeste le parfum, une sorte de concentré de Séphora, de forme vaguement humanoïde, puis deux types s'avancent vers moi, un grand brun aux cheveux ras, assez carré, et un autre plus malingre, cheveux ras également, visage émacié et pâle comme la mort. Je les ai déjà vu. Comment s'appellent-ils ? Jérôme et Benoît ?
« Hey, on s'est déjà croisé non ? me lance le plus grand des deux.
- Oui, ta tête me dit quelque chose, je réponds en fronçant les sourcils.
- Ca y est, je te remets. Le tournage en mars. T'étais un des acteurs. »
Qu'est-ce que c'est que cette expression, là, « je te remets » ? D'où il vient ce type ? J'ai beau me souvenir de lui, tout à coup, avec une image sympathique, je ne peux m'empêcher d'esquisser un sourire moqueur.
« Et toi l'ingé son. Jérôme, c'est ça ?
- Ouais. Tu te souviens de Damien, le photographe. »
Je tourne la tête vers l'autre type. Damien et non pas Benoît. Il a de grands yeux tristes, de ceux qui vous regardent profondément et vous jettent à la gueule toute leur insupportable souffrance.
« Ouais. Salut. Sur place ou à emporter ?
- A emporter.
- Qu'est-ce que vous prendrez ?
- Alors... commence Jérôme, pour moi, ce sera un menu Best of Big Mac avec frites et Coca. »
Je regarde Damien.
« Euh, un menu Chicken McNuggets par neuf, s'il te plait, avec frites et eau.
- Ok. »
Je demande un Big Mac et prépare leur repas en vitesse -tout en m'appliquant, il est vrai, davantage que d'habitude, sans doute parce qu'il ne s'agit pas d'inconnus- avant de revenir vers eux.
« Autre chose ?
- On va te prendre deux Sundays Caramel, merci.
- D'acc. Ca fera 12 euros 80. »
Tandis que Jérôme sort sa carte bleue de son porte-feuille, je vais préparer les Sundays et revient les placer dans leur sac. Damien ouvre la bouche et me demande, de sa voix fragile comme du verre :
« T'as des nouvelles de Laura ? »
Je repense à Laura. Ma belle Laura. Mon oiseau de feu. Et à Alexandre. A leurs grains de beauté sur la lèvre inférieure. Pauvre famille Firent.
« Ouais, je réponds, elle a perdu son père la semaine dernière. Il s'est suicidé.
- Oh. Comment elle va ? »
A ton avis, ducon ?
« Elle va mal, je reprends, son frère aussi d'ailleurs, Alex, je sais pas si vous vous souvenez, c'était un figurant. »
C'est assez improbable qu'ils s'en souviennent, après tout ils n'étaient que des techniciens. Sans doute est-ce juste par esprit de contradiction -je suppose que mon « je sais pas si vous vous en souvenez » trahissait ma pensée moqueuse- que Jérôme répond « Ouais, je me souviens. », avant d'ajouter :
« Je sais que c'est pas facile de perdre un parent, j'ai connu. »
Je t'emmerde. Moi je n'ai pas connu ça. Je suis le petit pourri gâté qui n'a pas souffert. Est-ce que ça compense, d'être cinglé ?
« Du coup je sais pas quand ils vont finir le montage, dis-je pour changer de sujet. Je vais voir Simon et Laura demain. »
Ca faisait un moment que cette idée m'occupait l'esprit. Désormais je n'aurai plus le choix, bien que je ressente une peur des plus vives à l'idée de me confronter au regard de mon ex petite amie endeuillée.
« Ah ouais ? Euh... tu leur passeras le bonjour.
- Et vous, vous bossez sur un nouveau projet ? »
- Héhé... on est pas mal occupé en ce moment. Pas mal de trucs ouais. Plutôt dans la photo de nuits, pas vrai Dam ? »
Ridicule, cette manière de dire « pas vrai Dam ? », à la fin d'une phrase. Il se croit dans un film de Tarantino ou des frères Cohen lui ou quoi ?
« Ouais. Un projet photo. Long à expliquer.
- Je vois, dis-je sèchement -car j'ai horreur qu'on me dise « long à expliquer » comme si j'étais un sombre idiot incapable de comprendre. Moi je suis plutôt écrivain à mes heures, enfin, quand je suis pas en train de ventre des potatoes quoi. »
Je tente un sourire sympathique, sans trop savoir pourquoi je leur raconte ça. Max passe derrière moi pour m'engueuler. Il est plus que temps de clore cette pénible discussion, d'autant plus que mon manager n'a pas tort : une file de clients interminable s'impatiente derrière les deux compères.
« Désolé, je dois bosser. Je demanderai à Laura qu'elle me passe vos numéros. »
Je n'ai aucune intention de le faire, mais ça fait mieux, plus poli.
« Pas de soucis, répond Jérôme sans trop y croire non plus. Hésite pas. Embrasse-la pour nous.
- Dis lui qu'elle peut m'appeler... enfin nous appeler si elle a besoin de nous... Enfin, pour un tournage ou quoi je veux dire. »
Qu'est-ce qu'il y a Damien, tu es amoureux de Laura, de MA Laura ? Tu peux toujours rêver.
« Ouais, je ferai ça ouais. A plus. »
Damien me lance un regard de chien battu, comme pour m'apitoyer. Je me force à regarder ailleurs pour éviter le contact de ses yeux souffrants.
Et j'espère ne plus jamais croiser ces prunelles rougies par le sang.