Fragment #418 – Parfois l'arcane sans nom joue d'un violoncelle

Voici le temple du pourrissement. La maison où vivent les êtres non encore morts. Ici les plantes se décomposent lentement, sous l'effet de la chaleur et de la maladie, et le corps décrépi de mon grand-père s'épuise sur le chemin du néant. Là-bas il rejoindra les âmes de Michelle et de Jack, dans les abîmes sans nom. Je voudrais tant croire à l'au-delà, me dire que ceux qui ne sont plus sont encore un peu, et qu'ils nous regardent, et que leur esprit diffusé dans l'éther s'infiltre au plus profond de nos coeurs, pour y lire les pensées qui toujours leur ont été voilées. Je voudrais croire à la libération des consciences enchaînées à la chair. Que toutes les barrières entre ce qui est moi et ce qui n'est pas moi s'affaissent dans un grand fracas, tandis que se déchire le voile séparant l'existence de la non-existence.
Pourtant, je sais que Michelle n'est plus, ni ici ni ailleurs, que son esprit s'est dissout, qu'il n'en reste rien, comme lorsqu'une machine cesse de fonctionner.
Nous ne sommes que de merveilleux mécanismes.
Je ressens avec douleur la puissance du Temps, et plus encore lorsque je vois, sous mes yeux, la déchéance du dieu Robert Mahogany, devenu simple mortel. Et je me souviens des soirées en compagnie de Maya, Sethi, Sylvia, Martin et Piotr. Nous décomposions le monde avec une acuité terrible, mais notre symbiose, quoique vaine, nous laissait espérer une victoire sur le temps. Et puis le clan s'est disloqué, et je me suis retrouvé seul. Et la force dévastatrice de l'angoisse a pris le pas sur moi. Le Miroir et le Papier, je les ai vaincu. Mais qu'en est-il du Temps ? Qu'en est-il du plus grand de tous les vertiges ?
N'est-ce pas la solitude qui a fait germer d'autres moi en moi ? Où êtes-vous, mon Ombre et mon Reflet ? Pourquoi ne venez vous plus susurrer à mon oreille ? Je me sens si seul...
Et Goran ?
Goran ?
Je pensais qu'il était là pour toi.
Il est là. Je l'aime.
Vraiment ?
Je ne t'ai pas demandé de revenir pour mettre mon couple en péril.
Ton couple...
Tu peux te moquer, ça ne m'atteint pas.
Verdaderamente ? Et moi, tu ne m'aimes pas ?
Tu es moi. Je ne peux pas t'aimer.
Tu ne t'aimes pas ?
Là n'est pas le problème. Les tribunaux du Corps, du Coeur, et de l'Âme, m'ont libéré de ce mal, de ce manque de confiance en moi-même. Et je me suis détourné de mes introspections pour regarder le Monde Extérieur.
Vraiment ?
Laissez-moi.
Tu nous a invoqué, Julian. Nous sommes là.
Je ne voulais pas, partez, laissez-moi !
Prend garde à tes lèvres, ne les remue pas.
« Ca va Julian ? »
La voix de Robert. Je reviens à la réalité. Cela faisait des mois que je ne les avais pas entendu, je pensais être guéri.
« Je sais pas, je réponds. Une dame que je connaissais à Dijon est décédée récemment. Ca me fait bizarre.
- Tu as peur de la mort ? »
Je relève les yeux et croise le regard de mon grand-père. L'éclat d'intelligence de mes ancêtres n'a pas été terni par la vieillesse. Et mes prunelles de feu et de glace ne renverseront pas les torrents de son Expérience. Folle jeunesse. Ma vie n'est qu'une vaste étendue de temps perdu. Je voudrais fermer l'écoulement perfide, arrêter son cours et saisir les instants immobiles. Je ne veux pas vieillir. Je ne veux pas voir les choses s'altérer et disparaître. Je ne veux pas constater le néant et la vanité des êtres.
« J'ai peur du temps qui passe. »