Fragment #28 – Michaël

Ils sont tous là. A croire qu'il va se passer quelque chose de formidable. Un événement. Quelque chose. Mais non. C'est toujours pareil : la cohorte de pédales s'est amassée près de l'entrée du Carré et c'est un peu comme si elles étaient stars et spectatrices à la fois ; chacun défile ; chacun s'examine ; des cris, des insultes, des rires outranciers, de la vulgarité plein les yeux, le nez, la bouche, regardez-donc celui-là, qui porte son pantalon jusqu'au milieu des fesses, laissant bien en évidence son boxer D&G, comme si c'était beau, comme si c'était sexy. Je veux tuer quelqu'un. Je veux tuer des tas de gens. Evidemment, ils me regardent. Parce que je suis beau (je le sais ; cela n'a rien de prétentieux). Ils me regardent de côté, en biais, derrière leurs lunettes aux verres fumés, sous leurs mèches de cheveux gominées, en coin, sournoisement, bêtement, vulgairement. Ils me regardent.

Grégoire se lève pour aller aux toilettes. Un gars en face de moi, coiffure en crête, boucle d'oreille à gauche, diamant sous la lèvre inférieure ; t-shirt largement échancré, torse imberbe et bronzé, pantalon court. Les yeux dans les yeux. Je fume ma cigarette tout en le regardant. Croit-il qu'il m'intéresse ? Peut-être. Je hausse finalement les épaules. C'est là qu'il décide de parler.

Tu te la pètes pas mal n'est-ce pas ?

Est-ce que j'entends bien ?

Pardon ?
Ouais, c'est ça. Tu fais vraiment bourge.
Je ne suis pas bourge : j'ai de la thune, c'est différent. Connasse.

J'ai dit connasse ? Mince, ça m'a échappé. A force de les entendre brailler et s'interpeler à coup d'insultes, je les imite. Comme il doit être fatigant de les écouter toute la journée !

T'as dit quoi là ?

Grégoire arrive à ce moment-là. Enfin, non, pas exactement. Grégoire arrive au moment où l'insulte tombe. Il arrive à ce moment-là :

T'as dit quoi là, salope ? Répète un peu, fils de pute ?

Comment dire ? Tout va si vite. Grégoire s'arrête, puis, comprenant que l'insulte m'est adressée, il se retourne et se jette sur mon interlocuteur. Il lui attrape d'abord la crête, puis se met brutalement à frapper sa tête sur la table. Les gens essaient de l'arrêter, mais il semble avoir une force exceptionnelle, car personne ne peut faire quoi que ce soit. Et moi, je regarde. Fasciné. Surpris. Le sang coule du nez du garçon et un gros gars baraqué (un videur, certainement) attrape Grégoire par le cou. C'est à ce moment-là que je me lève et que je lance un coup de pied dans les côtes du videur qui pousse un cri et lâche prise. J'attrape Grégoire et je lui dis qu'il faut qu'on coure, parce que de l'autre côté de la rue, les videurs du bar d'en-face s'apprêtent à traverser. Les videurs, ce sont comme des singes qui viennent aider leur tribu. Grégoire a lâché prise et nous courons, sous les cris et les insultes. Arrivés sur les quais de Seine, nous descendons et allons nous poser sur un banc.

Nous ne disons rien pendant un moment. Puis nous éclatons de rire.

Tu m'as surpris.
Ouais. Je sais pas ce qui m'a pris.
Tu avais une de ces forces !
J'ai fait de la boxe thaï pendant très longtemps.
Ah OK. Epatant. Je n'aime pas particulièrement la violence, mais j'étais...fasciné.

Il m'embrasse. Des gens passent, mais nous nous en fichons.

Il faut que je t'avoue quelque chose, Amaury.
Oui ?
Je n'étais pas chez mes parents.

Silence.

Comment ça ?
La semaine dernière. Je n'étais pas chez mes parents.
Tu étais où ?
J'étais là où je t'ai dit que j'étais, mais pas avec mes parents.
Ah.
Mes parents sont morts.
Ah... Tu étais avec qui alors ?
Avec Michaël.

Silence.

Qui est Michaël ?

Silence.

Michael ?
Oui... Tu...Tu connais quelqu'un d'autre ?
Oui. Michaël.
Vous vous connaissez depuis combien de temps ?
Depuis deux ans...Ecoute...Michaël est mon fils.

Silence. Les mots tombent comme un couperet. Je sors une clope. Briquet. Inspiration. Son fils.

On peut dire qu'aujourd'hui est plein de surprises...
Je crois qu'on peut le dire, oui. Je suis désolé. Je ne savais pas quand ni comment te le dire. Je suis bien avec toi.
Oui... Michaël... OK...D'accord.