Fragment #431 - Garder la face

L'air lourd ralentit ma démarche. La sueur colle sur mon front. Caroline, une manager, me salue avec un sourire aussi radieux qu'hypocrite. Non ma chérie, tu n'auras pas Goran, tu es trop boudinée et superficielle pour lui. Je passe devant elle sans la voir. Juliette s'approche de moi, l'air grave, et me dit que nous avons à parler. Qu'est-ce qui se passe ? Je ne t'ai jamais vue dans cet état, est-ce que quelqu'un est mort ? J'enfile ma tenue et me hâte vers la caisse. Goran est déjà là, et il me lance un regard inquiet depuis le grill. Mais pourquoi est-ce qu'on ne me dit rien ?
« Bonjour, un Chicken Mythic avec une Cheese-Burger, et un Sunday fraise.
- Sur place ou à emporter ?
- Sur place.
- Une boisson ?
- Non merci.
- Bon, moi je vais prendre un menu Best Of Big Mac avec potatoes et Coca.
- Ca marche. »
Je prends les commandes. Mes mains se meuvent d'elles mêmes, séparées de mon esprit. J'exécute les gestes comme un automate, et pourtant mes pensées se rient de ces noms de menus stupides, de ces clients ridicules, de cette coutume méprisable.
Tu es méprisable.
C'est toujours agréable, merci...
Pourquoi travailler ici ? Est-ce vraiment ta place ?
Si je donne ma démission, qu'est-ce que je ferais ? Avec quel argent je vivrais ?
Tu pourrais aller pleurnicher vers Papa...
Pourquoi est-ce que tu me cherches comme ça en ce moment ? Qu'est-ce que je t'ai fait ?
« Julian ? T'accélères un peu ? »
Caroline me regarde et sourit. Je déteste son petit air fier, la façon dont ses lèvres fines se plissent et se délectent de je ne sais quelle supériorité hiérarchique. Sofia arrive et lui lance, d'un air faussement distrait :
« Alors Caro, c'était sympa avec Goran, la semaine dernière ? »
Mes mains s'immobilisent. Je regarde le Coca s'écouler dans un grand gobelet, mais je ne le vois pas. Je sais que des regards sont tournés dans ma direction, celui de Juliette, qui se mord les lèvres de n'avoir pas pu me le dire à temps, celui de Goran, qui suivait la scène avec appréhension depuis le grill et me fixe de ses yeux trop bleus. Je sens que je vais flancher, c'est impossible, mon esprit n'arrive pas à gérer cette information, ni à former les images répugnantes qui l'accompagnent. L'Ombre vient à la rescousse et je prends le contrôle. Je me retourne comme si de rien n'était et vais à la caisse sans regarder qui que ce soit. Un sourire s'affiche avec insolence au coin de mes lèvres.
« Quelle drôle d'idée ? Goran aime les hommes, pas les bovins... Qu'est-ce qui t'arrive ma pauvre Sofia, t'as fumé ?
- Julian, laisse tomber, me glisse Juliette, pas très rassurée.
- Ta gueule. »
Je sers les clients. Juliette, Sofia et Caroline se sont immobilisées. Ben, Anaïs, Kim, Maalik, tout le monde est sur le qui-vive, stupéfait devant ma réaction inattendue. J'aime ça, j'aime qu'on me regarde. J'aime sentir vos prunelles de mortels sur ma peau de velours divin. J'aime être au cœur de votre attention, car enfin vos mondes s'éteignent pour ne faire briller que le mien. Vous n'êtes que les figurants du grand film de ma vie. Quant à toi, Goran, tu payeras bien assez tôt cet outrage fait au dieu des dieux. Et dire que j'aurais pu te tromper moi-même avant que tu ne le fasses, si la bonté de Saint Julian n'avait fait rage. J'aurais pu me jeter dans les bras de Sofia l'autre soir, et ne pas les quitter.
Crois bien que je ne commettrai pas deux fois la même erreur.