Fragment #1 – Passer la frontière

Le paysage défile derrière la vitre. Alexandre et Julian sont en face de moi. Mon meilleur ami, fatigué, s'est endormi. Mon frère, à sa gauche, regarde dans le vide, assommé par les cachets que nous lui avons administré. Les larmes me piquent les yeux. Je les essuie d'un revers de la main. Si seulement Robin était là. Qu'est-ce qu'on fait ici ? Julian, pourquoi est-ce que tu es comme ça ?
Parce que c'est bien beau, hein, de te ramener gentiment à la maison. Mais une fois là-bas, on fera quoi ? Je nous trouve bien téméraires, Alex et moi, de nous lancer dans des missions pareilles sans savoir où ça va nous mener.
Je pose mon menton dans la paume de ma main et regarde à l'extérieur du train. Est-ce que nous sommes déjà en France, ou encore en Espagne ? Je repense à la petite fille, Astrid. Ses jolis cheveux blonds bouclés. Ses yeux pétillants d'intelligence. Très gentille. Je me demande si on la reverra un jour. Avec mes études de médecine qui reprennent cette année, je ne suis pas près de partir en vacances, que ce soit à Barcelone ou ailleurs. Je vais sans doute rester cloîtré à Dijon ad vitam eternam. Travailler comme interne dans la clinique Saint Lucas, sur les traces de Papa et de Florian.
Je baille. Moi aussi, je suis épuisé. Julian, face à moi, ne bouge pas d'un poil. Je me demande ce qui se passe à l'intérieur de sa tête. Je me suis toujours demandé ça. Déjà, quand nous étions petits, il restait à l'écart, il ne parlait pas. Et moi, je ne comprenais pas pourquoi il ne venait pas jouer, avec Florian et moi. Je me disais que, peut-être, il ne nous aimait pas.
Quand il a quitté la maison, il y a trois ans, je me suis dit « cette fois, c'est sûr, il nous fuit parce qu'il nous déteste ». Et je m'en voulais, parce que je pensais que je n'étais pas assez intelligent pour qu'il m'apprécie. Et du coup, on ne se parlait plus.
Maintenant, je te connais un peu mieux, grand frère. Je sais que tu as peur de nous perdre, et que tu nous aimes trop. C'est pour ça que tu es si distant. Je sais aussi que tu vas mal. Vraiment mal.
Quelque chose ne tourne plus rond dans ta tête. Quelque chose s'est cassé et je ne sais pas si on pourra réparer ça.

Le train arrive en gare de Dijon-Ville. Je reconnais mon chez-moi, mes rues, mes places, mes immeubles. Alexandre s'est réveillé. Il me demande si je vais bien. Par réflexe.
« Oui, ça va. »