Fragment #2 - On reste toujours le même

Quoi qu'on en dise, mémoriser les noms des gens, ça n'a rien d'évident. Dans le cas de cette énième serveuse potentielle, que nous nommerons Miss Bouledogue en référence à son faciès, impossible de me rappeler son prénom. La mémoire, c'est une garde robe. Alors hop, rangeons-la sur un cintre avec l'étiquette Miss Bouledogue. Le souvenir de son visage canin et boursouflé me permettra de faire le lien si besoin est. Désolé mademoiselle, le vieux crouton que je suis te dit très honnêtement que tu t'es levée à huit heure pour rien ce matin, car il ne t'embauchera pas. Quoi ? Tu préférerais que je te dise « je te rappellerai » ? Mais non, gamine, tu sais bien que c'est faux, et je ne suis pas du genre à mentir où à laisser les gens se faire des idées. Quand l'alchimie ne passe pas, on ne peut rien y faire. Alors qu'elle se lève et s'en va, dépitée, je passe une main sur mon visage. Moi aussi, je me suis levé pour rien. Alors j'essaye d'appeler Mathieu, le candidat suivant, pour avancer son entretien à aujourd'hui, mais il ne répond pas. Ce sera donc pour demain, comme prévu. Mathieu, c'est le petit fils de Léonie, une habituée du Dionysos. Elle sait que je cherche un serveur et comme le gamin cherche du boulot, ça pourrait lui convenir. J'hésite à reprendre quelqu'un qui n'a pas d'expérience. Ca avait marché avec Julian, mais pas avec Dimitri, et si c'est le Dionysos qui rend les gens fous, je ne veux pas être responsable du séjour d'un autre innocent dans un hôpital psychiatrique. Lulla, elle, m'a annoncé qu'elle ne pourrait plus bosser autant qu'avant. Je vais donc diviser le planning des deux serveurs en deux et en embaucher quatre à la place. Ca risque de devenir compliqué, cette affaire. Pour se faire pardonner, elle a promis qu'elle parlerait à son demi-frère, James, d'un poste de serveur à pourvoir.
Puisque le bar n'ouvrira pas avant une demi-heure, je vais me passer un peu d'eau sur la tête dans l'arrière salle. Un regard dans le miroir me montre mon visage vieilli, fatigué. Bon dieu Louis, tu as encore passé la nuit avec elle. Tu vas fêter tes cinquante ans dans six mois, et tu passes la nuit avec cette femme comme si vous étiez encore adolescents. A croire que tu es le même Louis qu'à quinze, vingt, trente et quarante ans. A croire que l'on reste toujours le même, même si la peau s'use et que l'expérience s'accroît. A croire qu'on reste toujours la même personne. Moi je ne me sens pas vieux.
Je n'arrive pas à me regarder et à me dire : tu es vieux.
Tu n'es pas si vieux Louis. Regarde Meryl, ta chère ex femme. Elle a refait sa vie, elle. C'est une femme d'affaire dynamique, malgré ses cheveux qui blanchissent. Tu aimerais bien la revoir, hein Louis ? Cette bonne vieille Meryl. C'est sûr, c'est autre chose que Géraldine, mais cette nuit, quand elle était sur toi, tu ne disais pas ça.
Pas vrai Louis ?