Fragment #3 – La place est libre

On vient de me téléphoner. Qui ? Euh... Je sais déjà plus tiens… Ah si pour mon boulot d’été. Je ne suis pas pris. Fallais s’y attendre. Toujours à m’y prendre à la dernière minute et tout faire à la va-vite… finalement on n’est jamais pris c’est aussi simple que ça. Pourtant avec tous les pistons que j’avais je ne croyais pas ça possible. Et ben si, c’est possible et on me le prouve. Sans grand mots. Les grandes compagnies n’ont pas besoin de grands mots. « Allo oui, monsieur Cléart ? Nous avons examiné votre dossier. Et votre CV. Votre profil ne correspond pas à l’image de notre banque. Nous en sommes désolé. Réessayez l’année prochaine. »
Mais bien sûr, l’année prochaine ! Et pourquoi pas dans dix ans? Jed, tu t’énerves encore, ce n’est pas bon pour ta tension. Ta mère ne fait que de te le répéter. Et alors ? Merde ! J’ai le droit de m’énerver non ? De taper ma tête contre les murs ? D’entrer dans une banque et de faire une prise d’otage ? De buter leur Président-Directeur Général ? Pardon mais tu t’énerves encore là, mon Jed. Calme toi. Et pourquoi je serais calme ? Hein ? POURQUOI ?
Je suis une putain de grosse merde et le pire c’est que tout le monde s’en fout et tout le monde fait comme s’il m’aimait bien. Marre des « salut Jed, ça va ? » mais arrêtez de me demander si ça va alors que vous voyez que je tire une tête de trente-six pieds de long. Vous voyez bien que ÇA NE VA PAS ; PAS DU TOUT ! Et vous à demander si ça va bien. Et moi comme un con je ne peux pas répondre que ça ne va pas et ça vous le savez. Nous sommes de gens bien et il faut répondre oui ça va. Très bien merci madame Mochu. Alors que dans sa tête on pense : /Putain de merde non ça va pas !/
La seule réplique à ça que ce bon vieux Jed a trouvé c’est /ça va/, /ça va/. Un /ça va/ annule l’autre, vous pigez ? Mais bon, là le problème c’est que vous vous savez que ça ne va pas, mais personne d’autre ne le sait… donc on reste replié sur soi comme un con. Et peut-être que c’est pas bien mais comme on est des gens bien élevés on ne crache pas sa mauvaise humeur à la gueule de l’autre. Alors, j’INTERIORISE !!!
Mais détestez-moi merde ! Faites-moi sauter au plastique ! Pourquoi pas un « ALLO ! Cléart ! T’es une merde, tu croyais quand même pas qu’on allait te prendre dans une banque de haut standing ? Il nous faut des gens bien pour accueillir d’autres gens bien. Des gens en costard. Des gens en cravate. Pas des putains de clochard de merde ! T’as rien pour bouffer ? Et ben démerde toi, fouilles les poubelles, qu’on rigole un peu. Mais attention, hein, pas la notre ! Même notre poubelle est trop bien pour toi… »
Et là je me rend compte que cela fait dix minutes que je suis aux chiottes à ressasser ça. Pour ressasser je ressasse. Ce que je viens aussi de percuter c’est que cela fait dix minutes que j’inspecte un morceau de P.Q. alors que mes pensées vagabondent. Ouah ! Quelle capacité de concentration… je crois que cette feuille est propre. Passons à la suivante. Les toilettes c’est vraiment un lieu fantastique. Les miennes sont insonorisées. Et comme je suis aussi insonorisé (j’intériorise, voyez), tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et personne ne m’entend intérioriser aux chiottes. Mais bon, là, vu que ça fait vingt minutes que j’intériorise, Vincent –mon frère– commence à s’énerver (ou s’inquiéter, je fais pas encore trop la différence…). « Jed, t’es mort ? »
Non, t’inquiète. Je suis vivant. Trop vivant. Y’en a même marre de la vivantité. Je crois que je vais me faire un petit coma. Genre 36 heures. Et puis après tout ira mieux.
Je m’essuie. Je tire la chasse. Je sors.
/ La place est libre/.
Survivez-moi.