Fragment #12 - Non, je ne suis pas en train de tomber amoureuse

Voilà déjà quatre jours que je squatte chez Damien Den, le photographe de plateau qui a bossé sur mon court métrage au début de l'année. Nous cohabitons dans ce joli appartement dans le dix-huitième arrondissement, sans nous parler. Tant et si bien que j'ai la pénible sensation de ne rien savoir de lui. Je regarde sa peau claire, ses yeux bleus au contour déchiré. Ses belles lèvres, surtout. Je crois que c'est ce que je préfère chez lui. Non, je ne suis pas en train de tomber amoureuse.
« Elle est née comment, Damien, ta passion pour la photo ? »
Il réfléchit un peu, puis répond :
« Tout petit, j'aimais jouer avec l'appareil photo de mon grand-père. Il n'y avait pas de pellicules dedans, mais j'appuyais sans cesse sur le déclencheur. Et puis un jour, j'ai mis un film dedans, et j'ai plus arrêté. »
J'aime sa façon de parler, posée, calme, réfléchie.
« Ah, c'est marrant, je dis, moi ça me vient de mon père. Il avait une vieille caméra, avec laquelle on pouvait pas faire de montage, de qualité très médiocre. Je forçais mes frères à jouer des histoires que j'écrivais et je les filmais.
- J'ai bien embêté ma famille aussi, à les faire poser à longueur de journée. Aujourd'hui, j'ai un peu plus de mal à les faire poser. Je préfère capturer l'image lorsqu'ils ne s'y attendent pas.
- Ils sont à Paris ?
- Non. Ils sont à Valenciennes, dans le Nord. Je ne suis pas de Paris en fait.
- Ah, tu viens du Nord ?
- Oui, de Lille. Je suis censé bosser là-bas
- « Censé », je répète en riant.
- Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?
- Oh, j'étais « censée » étudier dans une grande école. « Censée », moi aussi. Du coup je suis là. »
Je repense brutalement à ma situation, au fait que je n'ai plus rien en vue, et cette perspective me mine le moral. Je ne suis pas venue ici pour ne rien faire.
« Je viens de Dijon, en Bourgogne. Tu connais ? 
- Plus ou moins. Je n'y ai jamais mis les pieds. C'est sympa ?
- C'est joli. Mais c'est pas une ville pour faire du cinéma.
- Lille n'est pas tip top non plus. Mais ce que je fais généralement ne nécessite pas de beau décors. Tu disais que tu étais censée faire une grande école. Pourquoi tu ne le fais pas ?
- C'est compliqué. »
Femis VS Patrick. Et Laura choisit Patrick. Cette conne de Laura, un peu naïve, pour le coup. Et le sexe de ce vieux porc dans sa bouche de jeune fille, et les dents qui croquent, et les hurlements de l'homme plein ma tête.
Il faut que j'avance, que je ne reste pas là à gamberger pendant des jours. Il y a un abcès que je dois crever depuis des mois. Quelque chose dont je n'ai parlé à personne.
« Mon père s'est suicidé le printemps dernier. »
Je sens Damien gigoter à côté de moi. Il me dit :
« Je suis désolé. Je voulais pas... »
Non, moi non plus je ne voulais pas. J'aimais beaucoup mon père. Je sais qu'il était malheureux depuis mon départ pour Lyon, puis pour Paris. Je ne voulais pas qu'on en arrive là.
Une larme me coule sur la joue. Silencieuse.
« C'est rien... je réponds. »
Damien a l'air mal à l'aise. Je suis désolée de t'infliger ça, vraiment. Mais je dois en parler à quelqu'un, et tu es le seul qui m'inspire confiance. Parce que tu n'es pas un requin. Et peut être aussi parce que je ne te connais pas.
« Ca doit être difficile, il ajoute.
- Damien ?
- Excuse moi. Je te demande pardon, je voulais pas te faire de la peine. Ca ne me regarde pas finalement.
- Prend moi dans tes bras s'il te plaît. »
C'est un peu brutal, je sais. Je ne sais pas ce qui me prend.
« Euh... Je... Laura... »
Il pose sa main sur la mienne, la serre.
« Je... excuse moi, je bredouille, je sais pas pourquoi je t'ai demandé ça. C'était déplacé, on se connaît même pas. »
A ces mots, il se lève et me prend dans ses bras, tout en douceur, tout en tendresse. Je sens ses bras d'homme se refermer autour de mon dos. Des sanglots secouent mon corps, et des larmes viennent perler sur son épaule. Je suis tellement désolée de t'infliger ça, mais j'avais besoin de crever cet abcès, de parler.
Non, je ne suis pas en train de tomber amoureuse.