Fragment #1 – La lettre, le pigeon et le pigeonnier

Mardi 21 octobre 2008
à Plombières les Dijon

Je replie la lettre, et la pose humide de larmes sur la commode.
Je déglutis amèrement en prenant Jean-Pierre sur mes genoux. Je me suis assise sur le couvre-lit changé de ce matin. Je suis dans cette chambre aux couleurs pastels qui a vu grandir mes enfants ; dont l'auteur de ce courrier que j'ai trouvé dans la boîte aux lettres en rentrant. Mon Alexandre.
Mon fils. Mon petit dernier. Que dis-je, c'est devenu un homme mon Alexandre. Il y a encore si peu que je le portai en mon sein, et le voilà parti lui aussi. Ils m'ont tous abandonnés. D'abord les aînés, suivis de près par mon unique fille qui ne me parle plus guère. Ensuite, mon défunt mari qui s'en est allé rejoindre notre Seigneur. Alors mon fils, mon benjamin, j'aurais bien aimé qu'il reste à mes côtés. Mais lui aussi m'a échappé. Et je reste seule dans cette grande maison vide.
Quelle heure est-il ? Ce n'est pas l'heure de te lamenter ma grande. Lève-toi et va préparer à dîner. Je me redresse, tire sur le couvre-lit pour faire disparaître les plis, et sors de la chambre. Les quatre petits coussinets suivent légèrement mes talons. Dans la cuisine, le four affiche 18h58. J'ai donc passé près d'une demi-heure avec cette lettre qui était pour le moins concise. L'important c'est qu'il m'en ait envoyé une. Il pense donc à moi ; et moi je pense fort à lui. Mon bébé est à l'armée. Ce soir ce sera salade de gésiers, un morceau d'Epoisse et du Tiramisu. Je l'ai fait dimanche, j'espère qu'il sera encore bon. Je me mets en cuisine, j'épluche la salade, pèle les tomates, fait cuire les gésiers, saupoudre ma salade de pignon de pin, d'un peu d'huile d'olive et de vinaigre balsamique. C'est prêt. Je rajoute simplement un peu de ciboulette autour de l'assiette pour faire joli. Même si je suis seule je continue de faire bien. Pour ne pas manger n'importe quoi ; pour m'occuper ; et parce que l'imperfection m'exaspère. Le repas terminé je monte fermer les volets de toutes les chambres. Et je repense à chacun de mes enfants. Encore une fois.

J'ai Jean-Pierre sur les genoux. Je le caresse tendrement. Je frôle doucement ses poils de la paume de ma main, et chacun de mes passages lui tire un peu plus la tête en arrière. Arrivé au plus loin semble-t-il, il secoue la tête et la ramène en avant pour que je puisse la lui renvoyer en arrière à nouveau. Nous regardons la télévision. Il y a une rediffusion d'un film d'Alfred Hitchcock. Les oiseaux. Nous avions été le voir au cinéma. À l'Eldorado je me souviens, Jean-Pierre et moi quand il avait été rediffusé. C'était le début que nous sortions ensemble. Il était jeune, j'avais une robe volante jaune canari. Nous nous fréquentions depuis un mois seulement et il avait osé m'inviter au cinéma. J'avais dix-sept ans. Dix-neuf ans. Nous nous sommes vus pendant plus de huit mois avant qu'il ne me propose de nous marier. Je n'attendais que ça, qu'il se décide à faire le premier pas ; mais penser au mariage était peut-être aller un peu vite en besogne. Quoi qu'il en soit il est allé trouvé mes parents, qui l'ont trouvé charmant. Ils ont accepté lorsqu'il leur demandé ma main, et quelques mois plus tard nous nous sommes mariés. Je voulais finir mes études avant d'avoir des enfants, il voulait prolonger les siennes. J'ai obtenu à vingt-trois ans ma licence en comptabilité, après être sortie deux ans auparavant major de ma promotion de BTS. Il avait lui vingt-six ans, et nous avons jugé que c'était le bon moment pour avoir des enfants. Malheureusement il ne sont pas venus tout de suite. Ce n'était pas les préservatifs qui nous en empêchaient, il n'étaient pas aussi répandus que maintenant. Vous ne pouvez pas savoir comme je me sentais mal à l'époque. Une femme incapable de procréer n'est pas une vraie femme. Je prenais toute la faute sur moi. Il était si gentil, je me sentais davantage coupable. Je l'empêchais d'avoir les enfants qu'il souhaitait. Puis un jour j'ai appris que j'étais enceinte de jumeaux. Trois ans plus tard j'ai donné naissance à une fille, qui précédait de deux ans le benjamin de mes quatre enfants. J'étais heureuse. Nous étions heureux.
Voilà le passage dans la cabine téléphonique. Qu'ils doivent se sentir seuls au milieu de tous ces oiseaux.

Ils sont seuls. Je suis seule. Mais je le suis bien davantage, parce que je suis seule à être seule, et parce que mes oiseaux à moi se sont envolés.