Fragment #157 - Je ne veux pas rejoindre Jérôme

La sonnette de la porte d’entrée retentit. Jérôme ne bouge pas ; il reste les yeux dans le vague, avachi sur le canapé, le visage rongé par une barbe de plusieurs jours, des cernes dévorant ses joues. Je ne suis même pas certain qu’il ait entendu. Je me lève et vais chercher la pizza qu’il a commandée. Le livreur a l’air étonné de me voir.
« Tu es son fils ? »
De quel droit me parle-t-il ? Qu’il fasse son boulot, et c’est tout, il n’est pas là pour ramasser quelques ragots. Je prends le carton de ses mains, le paye en billets et m’en retourne vers la maison dans attendre la monnaie.
« Euh… merci ! »
Le moteur de son scooter se remet en route et le vrombissement s’éloigne peu à peu dans la rue, tandis que je repasse par la porte-fenêtre du salon. Jérôme lève les yeux en me voyant entrer. Il a l’air hagard, complètement perdu. Je n’arrive pas à comprendre comment est-ce qu’on peut être perdu ainsi en permanence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’est comme s’il était mort en même temps que Christelle. Peut-être est-ce lui qui aurait du périr ; elle aurait réussi à surmonter son chagrin, elle aurait réussi à aller de l’avant.
Je découpe la pizza à coups de ciseaux en quatre parts égales et en prends une que je commence à manger. Jérôme va certainement attendre qu’elle soit froide pour daigner la remarquer. Pour l’heure, il contemple avec un immense intérêt la publicité pour un produit lavant miracle, à moins que ce ne soit le cadre supérieur du poste de télévision qui le captive à ce point…
Est-ce que, moi, je suis comme lui parce que Léa est dans le coma ? Non, je ne suis pas mort, moi. D’un autre côté, elle non plus n’est pas morte. Et ce n’est pas la deuxième fois que je perds la personne que j’aime. Et puis… quelque part, je ne vis plus vraiment non plus. Je contemple Jérôme quelques instants. Ne suis-je justement pas semblable à lui ? C’est plus ténu, peut-être, parce que je suis jeune, parce que je suis trop pragmatique pour me laisser totalement aller, mais quelque part, ma vie ne s’est-elle pas arrêtée comme la sienne depuis que Léa est dans le coma ?
Je ne fais plus rien de mes journées, je ne rencontre personne. Alors, d’accord, je ne rencontrais déjà personne avant de la connaître, mais ne m’a-t-elle pas justement appris à aller vers les gens ? Je risque de devenir comme Jérôme, si je continue de me laisser aller… Et l’image de Blandine s’impose à mon esprit. Si elle était ma porte de sortie ?
Je secoue la tête en grognant. A côté, Jérôme tourne lentement la tête vers moi, mais ne me vois pas. Je ne veux pas être ainsi.

Les gouttelettes de pluie s’écrasent avec monotonie sur la vitre du wagon. A côté de moi, un gros monsieur mange un sandwiche à l’odeur nauséabonde. J’aurais du rentrer en voiture, mais le train est moins fatiguant. Le gros monsieur s’essuie régulièrement avec une serviette en papier roulée en boule, déjà toute sale, et émet d’insupportables bruits de mastication et de déglutition. Son bras dépasse de l’accoudoir, empiétant sur mon territoire. Excédé, je finis par me lever et vais dans l’inter-wagon attendre notre arrivée.
Toulouse, me revoici… J’apporte la pluie avec moi.