Fragment #10 - Le lendemain

Je rassemble mes affaires en vitesse, il dort encore. Je vérifie le contenu de l’enveloppe posée sur la table : 20, 40, 60, 80, 100. Ok. Il ouvre légèrement les yeux lorsque j’ouvre la porte, et j’imagine qu’il a sursauté quand elle a claqué.
A l’air libre, enfin. Je m’allume une clope. Il fait lourd, sûrement parce que je n’ai pas pris la peine de me laver. Mais une couche de nuage empêche le soleil de percer à travers le ciel. Il me faut quelques secondes pour me rendre compte d’où je suis et du chemin qu’il faut que j’emprunte pour rentrer chez moi. C’est étrange cette expression, « emprunter un chemin », non ? Comme si pour le temps où l’on est dessus, il n’était qu’à nous, puis qu’ensuite on le rendait à son véritable propriétaire. Les chemins ont-ils des propriétaires ? Par exemple, cette rue où je marche, m’appartient-elle pour l’instant ? Et connaît-elle autre propriétaire que moi ?
Je suis dans le quartier des antiquaires. Un de mes préférés. J’adore regarder tous ces objets patinés par le temps et qui ont appartenu à des personnes dont on ne connaît rien, qui peut-être même sont mortes. J’avance très machinalement, j’ai l’impression que mes sens ne fonctionnent pas correctement. Je sens des perles de sueur qui coulent sur mes tempes, je presse le pas. Des gens rient dans le parc derrière la mairie. Je jette un œil aux devantures des magasins. J’ai des courbatures dans les cuisses, je n’ai plus l’habitude de danser comme j’ai dansé hier. Je sens les regards de tous les gens que je croise se poser sur moi, sur ma démarche douloureuse, mes tempes dégoulinantes, mon air de cadavre ambulant, tout en cernes et en teint blafard. Mes mains tremblent même un peu, j’aimerais m’arrêter pour acheter une bière, mais leurs regards insistants me retiennent. Je les sens sur ma peau, je les sens même sur les gouttes qui continuent de perler à mon front. Je les sens comme un serpent sent sa proie s’approcher, des ondes, voilà, c’est cela, et les ondes de tous leurs regards me donnent encore plus chaud, mes jambes faiblissent. Je sens le moindre de mes muscles se mettre en action à chaque pas, à chaque respiration, mon énergie va passer dans tous ces muscles, je n’arriverai jamais jusque chez moi. Le poids de leur jugement, le poids de leurs préjugés me sont lourds, ce n’est pas la chaleur qui crée cette atmosphère étouffante, c’est juste cela, le poids de tout ce qu’ils me font subir.
Mon cerveau me joue des tours en créant des ellipses temporelles. J’étais là, je me retrouve ici, que s’est-il passé entre temps ? Je me retrouve devant ma porte, enfin débarrassée de la foule oppressante. La clef tourne.
Je m'apperçois juste qu'il est 16h24 avant de m'effondrer sur mon lit.