Aldébaran
| Sujet: Fragment #33 - Roses Blanches 10.04.08 16:35 | |
| Samedi 12 août 2006 à Dijon J’attends Jonathan. J’ai reçu un coup de fil de sa part il y a une petite heure, me donnant rendez-vous devant le Sunset. J’ai quelque chose d’assez important à te dire, Jed. Ce sont à peu près les seuls mots que, de l’autre bout du fil, il a prononcé sur nous. Il est bien rentré, oui, sa grand-mère va bien. Il a retrouvé quelques amis d’enfance à Langres. Il a passé deux jours formidables. Il a parlé de lui et de sa famille, de la nouvelle robe de sa mère, du copain de sa sœur, trop mignon, et des cajoleries de son beau-père. Mais rien sur nous. Pas un seul petit mot sur moi. Pas une seule phrase sur nous. Un seul J’ai quelque chose de très important à te dire, Jed. J’ai commencé à paniquer, comme à mon habitude. J’ai pris une douche, je me suis habillé en quatrième vitesse. J’ai pensé qu’à part sa famille, rien ne l’intéressait vraiment, non. Même pas moi. Je me suis dépêché. Arrivé à la place Darcy, j’ai ralenti un peu et commencé à descendre la rue Foch. Je suis arrivé devant le Sunset avec une demi-heure d’avance. Donc j’ai attendu. J’attends Jonathan. L’attente… Je crois que je passe ma vie à attendre. A force d’être toujours en avance, je m’y suis fait et, dans les situations les plus dramatiques –et je pense que nous y sommes–, je sais mettre à profit les moments d’attente. C'est-à-dire que je ne fais rien. Je me vide entièrement et je deviens total réceptacle pour la vie qui se déroule autour de moi. Une femme traîne sa petite fille, qui est encore en train de faire un caprice. Son père avait raison, c’est une méchante fille, et c’est pour ça qu’ils les a quittés, parce qu’elle ne veut pas marcher comme une grande fille, parce qu’à cause d’elle et de ses caprices, on ne sera jamais à la maison à temps pour regarder Bonne Nuit les Petits. La petite pleure de plus belle. Un couple se tient par les hanches, l’homme fait des bisous dans le cou de la jeune fille ; elle rigole un peu. Petite voix aigrelette. « Arrête, tu me fais des chatouilles ». Deux vieilles femmes attendent devant le cinéma. Elles regardent, terrorisées, l’affiche de Wolf Creek. La plus âgée tire l’autre par la manche. « Allez, on y va. Ne t’inquiète pas, je te jure ça ne fera pas peur, au pire tu me serrera la main très fort. Tu n’es plus une enfant quand même. Et puis ça nous fera voir des beaux paysages, non ? » Les relents auditifs du Cintra et du Hunky Dory se mélangent à mes oreilles, créant une sorte de soupe onirique et sucrée de chansons à peu près bien chantées, dans des micros à peu près bien réglés. Et je me demande alors pourquoi personne n’avait encore eu l’idée de mixer Que Je t’Aime avec La Vie par Procuration. Car la mélodie qui parvient à mes oreilles est des plus novatrices. J’aperçois Jonathan au loin, et ce moment d’arrêt du temps qu’avait été l’attente se mue instantanément en panique généralisée et en avance rapide 64x. Mon esprit tourne à plein régime. J’essaye de comprendre la signification de sa phrase. J’ai quelque chose d’assez important à te dire, Jed. Selon la plupart de mes sources, une telle phrase est annonciatrice de rupture. De tous ceux que je connaissais, personne n’en a réchappé. Pitié. Je ne veux pas de ça. Je suis prêt à faire une scène, là, tout de suite, maintenant. Jonathan est en face de moi. Je bouillonne intérieurement. J’ai quelque chose à te dire, Jed, je ne sais pas comment le faire. Je suis désolé. J’ai peur de m’y prendre comme un manche. Jonathan est en face de moi. Je le regarde. Plonge tout au fond de ses yeux un moment. Je n’y vois rien. Mon esprit omniscient est troublé. Dis-le direct, ne perd pas de temps, au moins je serai fixé, je lui ai dit, peut-être un peu sèchement. Mais c’est lui qui avait commencé, merde. Je veux pas te perdre, je gueule intérieurement. Allez, j’y vais, dit-il dans un soupir. De derrière son dos apparaissent comme par surprise des roses blanches. Trois roses blanches. Ses lèvres articulent deux sons que je n’arrive pas à capter. Je n’y étais pas préparé, faut dire. Mon cerveau tourne à plein régime pour tenter d’associer à une phrase sensée ce mouvement de deux lèvres roses et charnues que j’ai envie d’embrasser à ce moment précis. Si sucrées. Le fruit de ma réflexion me cloue sur place. Il vient de nous attacher l’un à l’autre. Un sujet, lui. Un complément, moi. Et un verbe qui nous lie si fortement, qui nous cloue les mains l’une dans l’autre, nos deux cœurs saignant, attachés ensembles par la même agrafe. Je n’en croie pas me oreilles. Il… Il… « Tu… Tu… ? » Aucun son vraiment articulé ne sort de mes lèvres. Aucune pensée ne traverse mon cerveau. Je suis bien. Et soudain, je reviens aux roses. Blanches. Le geste en lui-même me touche, et m’émeut aux larmes. Mais ces roses me rappellent un autre évènement, tout aussi lacrimal, dans un sens tout opposé. C’est aujourd’hui dimanche, tiens ma jolie… Je m’effondre dans les bras de Jonathan. « Jed, qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne te fait pas plaisir ? » Je ne peux lui répondre. Mais si, bien sûr que si, regarde je pleure, je pleure toutes les larmes de mon cœur ; de joie. Tu me transformes, Jonathan. Et toutes les larmes de mon corps ne suffiraient pas pour t’expliquer à quel point. Mais il y a en même temps cette douleur, au plus profond… Oublions-là. … Sur ton petit lit blanc… Oublions-là. Je veux être dans tes bras, mon homme. Pour toute l’éternité. Et que tu me serres quand tu vois que je pleure. Mais aujourd’hui si je pleure, si le pus s’échappe des blessures, c’est grâce à toi. Si en même temps que j’ai mal, je souris, c’est grâce à toi. Si je suis heureux aujourd’hui, c’est grâce à toi. Et je t’en suis reconnaissant. | |
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