Altaïr
| Sujet: Fragment #10 - Petit frère 08.04.08 19:35 | |
| Dimanche 5 mars 2006 à Dijon La ville est engloutie sous une épaisse fourrure neigeuse, et les particules ne cessent de pleuvoir. Nous voilà ensevelis dans l’Atlantide de l’hiver. J’ai erré dans les rues, dans le silence de la glace. Il y a, comme dans les églises, un son étouffé qui nous berce et nous charme. Mon regard a vagabondé dans ce chaos immaculé. Archet. Ce mot sur un panneau publicitaire s’est agrippé à ma conscience. Archet. Dans ce mot, tant de choses que je ne parviens pas à exprimer. Archet. J’aimerais tant pouvoir décrire tout ce dont regorge et ruisselle ce tout petit mot à double syllabe. Il fond dans la bouche comme un loukoum et, allongé sur mon lit, les yeux fixés sur le plafond, il me régale. A travers la fenêtre, on voit la neige tomber. C’est si grand, si innocent, et pourtant effrayant. La neige offre un regard de paradis sucré et de cimetière morbide. Là est toute la grandeur humaine : créer ses ennemis en même temps que les armes pour les affronter. Depuis longtemps je bâtis les remparts de ma personne, j’édifie des tourelles pour y poster mes plus vigilantes sentinelles, je fortifie. La citadelle de moi doit résister aux assauts de l’écume noire, qui ronge inlassablement les fondations avec plus d’avidité que l’acide. Les archets vibrent et je coule dans les méandres du sommeil. Ce matin le ciel est d’un bleu pastel virant parfois sur le jaune. Le soleil fait resplendir les amoncellements de neige qui recouvrent tout. On n'a pas connu un tel hiver depuis longtemps. Florian aide Papa à déblayer la cour, muni d’une pelle, découvrant ses larges épaules aux bras puissants. Je suis resté avec les femmes. Je n’y peux rien, je n’arrive toujours pas à m’insérer parmi eux, toutes leurs petites occupations, ce bourdonnement fébrile d’agitation continue. Maman semble agacée, elle ne cesse de courir en tout sens et me lance un regard réprobateur. « Julian, tu ne peux pas aider ta belle-soeur à préparer la table? » Elodie dispose soigneusement les assiettes et le service de couverts : fourchettes à gauche, pointe vers le bas, couteaux à droite, dents orientées vers les fourchettes, cuillères retournées. Puis elle plie des serviettes en papier qu’elle glisse dans les verres, avec une application qui semble exagérée pour un si modeste repas de famille. J’imagine Laura dans ce salon en cet instant, et un sourire se dessine sur mes lèvres. Impossible de se la représenter autrement qu’explosive et imprévisible. Je sens soudain la brûlure d’un regard posé sur moi, comme un mégot de cigarette. La petite Léa me fixe avec insistance depuis un moment. Je m’approche et la prend dans mes bras. L’enfant ne prononce pas un mot, se contente de m’observer comme on étudie un phénomène rare, avec une retenue improbable pour un enfant de un an. Je sens dans le regard que nous échangeons un soudain respect mutuel, comme si nous prenions réellement conscience, pour la première fois, de l’existence de l’autre. Une fois cette échange diplomatique insonore terminé, je la repose à terre à même la moquette. Léa a rarement été aussi calme. Je monte dans mon ancienne chambre, à l’étage. Elle n’est plus chauffée depuis longtemps et il y règne un froid polaire. Les murs sont nus, les étagères vides. Le lit est recouvert d’une housse blanche. Et dire que j’y ai passé une considérable part de ma vie, ma chambre ressemble désormais à une cellule de prison. En sortant, je tombe nez à nez avec Lilian. Ses cheveux châtains mi-longs lui coulent sur le front et dissimulent ses yeux cernés. « Salut, me lance-t-il d'une voix enrouée. - Salut, je réponds, plus froidement que je ne l'aurais voulu. » Nous demeurons immobiles face à face sans rien nous dire, et j’aimerais le prendre dans mes bras, le serrer de toutes mes forces et lui dire, oui, trouver les mots pour lui dire combien je l’aime, que je sais ce que l’ont ressent face au miroir, qu’il est devenu difficile de sourire, que nous ne sommes rien hormis des petits tabernacles de chair abritant une âme fragile et évanescente, que j’ai compris tout cela et que je souhaiterais qu’il l’ignore, qu’il ignore ce vertige de la grandeur du monde, le ballet des plumes noires, le vent, la neige, la glace et le givre. Nous demeurons immobiles face à face sans rien nous dire, et Lilian tourne les talons pour aller s’enfermer dans sa chambre. Je redescends dans le salon. Les marches grincent sous mes pas.
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