Fragment #505 - Question de karma

Le temple du pourrissement. Mon grand-père et son corps décharné. Sa peau vieillie par le sel du temps, ses os qui saillent de la chair abimée. Son sourire fripé. Ses yeux plein de vivacité. Et à l'intérieur, tout se dérègle. Les organes ne contrôlent plus la machine, le coeur s'emballe, le cerveau se désorganise. Jours après jours, je regarde la déchéance d'un être, en route vers la mort. Je suis le dernier de la famille à m'intéresser à son triste sort. Le seul qui convoite, je l'admets, sa fortune. Rien ne le lie à moi, hormis un récent intérêt pour son argent, pour l'héritage que je recevrai, une fois qu'il aura trépassé. Je ne le regretterai même pas : nous ne sommes pas assez proches pour cela. Je sais que je suis infâme, que je suis monstrueux, d'être conscient d'une chose pareille. Je culpabilise, vous savez. Mais à force, j'ignore même ce que signifie « culpabiliser ». Je crois que je suis juste sensible à ce qui se trame en moi. Je prends du recul par rapport à mes actions, à mes pensées. Je sais que c'est mal, mais je ne m'arrête pas pour autant.
Avec une telle somme, Lola, Kokhavah et moi serons à l'abri du besoin pour longtemps. J'ignore pourquoi Robert vit dans une telle précarité, j'ignore pourquoi il a décidé de ne plus jouir de sa richesse. Il me dirait sans doute que je suis trop jeune pour comprendre, que l'argent ne fait pas le bonheur, qu'il en avait assez de ce luxe, de cette facilité. Je crois avoir ressenti cela moi aussi, quand j'ai voulu voler de mes propres ailes, sans l'aide de mon père. Quand j'ai travaillé en tant que serveur, en tant qu'équipier de fast-food. Mais aujourd'hui, je suis agent à domicile. Je suis confronté à l'évanescence de la vie, à l'horreur de la fin d'une existence. Non, ça n'est pas beau. Non, ça ne sent pas bon. La vieillesse putride colle entre mes mains, lorsque je lave le corps sale et ridé de mon grand-père, lorsque je nettoie ses vêtements souillés par l'impotence. La nourriture en bouillie lui coule hors de la bouche. Je manque souvent de vomir.
Non, je ne suis pas fait pour la matière. J'aspire à des sphères intangibles, où l'inspiration est une bulle impalpable et inodore. Je veux consacrer ma vie à l'écriture, à l'intellect pur. Je ne veux pas passer mon existence à touiller la moisissure et la fange. Une fois riche, grâce à l'héritage que Robert me destine, je sauverai ma famille du besoin. Il faut bien que certaines personnes sacrifient leur karma pour racheter les erreurs passées et sauver celui des gens qu'elles aiment.

En rentrant à l'appartement, au 7 rue Oberkampf, dans notre petit temple du Bonheur, je retrouve une odeur plus douce, parfumée de sucre chaud. Lola m'a préparé des gaufres et j'en salive déjà. Je souris en apercevant, dans son parc, notre petite fille qui joue d'un air concentré.
« Vous avez passé une bonne journée mes chéries ?
- On a été pas mal occupées tu sais. Kokhavah a rangé tout son parc… ou dérangé en fait, je suis pas sûre, et puis moi j’ai fait des gaufres pour son super-papa qui rentre du travail tout fatigué !
- Mais dis-moi, tu serais presque bonne à marier toi non ?
- Ah ouais ?! Non mais c’est pas possible enfin, Lola Mahogany… Non, vraiment. J’peux pas !! »

Tiens donc, et pourquoi pas ?