Fragment #41 - ... et beaucoup de choses ont changé

Il est minuit passé. Et je regrette d'avoir dit à Anne que j'habitais juste à côté de la place Darcy. J'aurais pu lui faire croire que je vivais encore chez mes parents et qu'il me fallait prendre le dernier bus pour ne pas rentrer à pied. Et encore, étant en voiture, elle aurait proposé de me raccompagner.
Nous sommes toujours au Dinabar, ce lieu design mais hors de prix où il faut être patient pour être servi. Nous finissons nos boissons en traînant. C'est un vieux tic qui me vient justement d'Anne et que je n'ai jamais perdu depuis les années du groupe : savourer ce qu'on paye en proportion de l'argent dépensé. Et plus c'est cher payé, plus on prend le temps.
« On t'a détesté, tu sais. »
Je relève la tête, surpris. Drôle de façon de casser un blanc dans une discussion.
« On t'a haï, même. On ne comprenait pas que tu aies changé comme ça.
- Changé comment ?
- Tu es devenu distant avec nous, et froid. On ne le supportait pas. 
- La froideur c'est un trait de famille, j'ai toujours été comme ça.
- Pas avec nous. Pas comme ça.
- Et la distance...
- En fait, on n'a jamais compris pourquoi tu as préféré aller en vacances avec ton frère et ses amis en 2005 et pas avec nous. Et on n'a jamais compris non plus pourquoi tu étais aussi différent quand tu es revenu de là-bas. On a cru que tu ne nous aimais plus, et c'était bien normal. Alors on t'a détesté et éliminé du groupe. »
Pauvre conne. Est-ce que tu pouvais comprendre que j'étais amoureux du meilleur ami de mon frère et que je croyais que mes sentiments à son égard étaient réciproques, parce que ce salaud jouait à me draguer pour rire ? Est-ce que tu pouvais comprendre dans quelle détresse j'étais ? Est-ce que tu aurais pu comprendre, si je t'avais raconté ce que je ressentais, la nuit, quand il s'endormait à côté de moi, et que je regardais son visage lourd enfoncé dans le sommeil ?

Je ne pouvais pas m'endormir, moi. Je regardais ses traits assoupis, éclairés par la lumière de la lune qui filtrait à travers la toile de tente. J'ouvrais mon sac de couchage sans bruit, puis le sien. Parfois, il y avait un ronflement, à côté, et je me figeais brusquement, tétanisé. Mon coeur battait si fort que je tremblais, je sentais le sang dans ma tête et des frissons le long de mes bras. Il sentait fort l'homme qui transpire la journée et n'a pas le temps de prendre une douche dans le camping avant d'aller se coucher. Une odeur masculine et délicieuse. J'avais envie de lui lécher le cou pour goûter ce parfum, et je n'osais même pas m'imaginer croquer ses lèvres entrouvertes. Son torse large et musclé se dévoilait sous mon regard, et le bout de mes doigts glissaient, depuis son nombril jusqu'à son caleçon, puis suivaient la frontière de tissu qui m'interdisait l'accès à son sexe. Je reculais mes mains, approchais mon visage, respirais les effluves qui, mentalement, redessinais le contour de son pénis, entouré de poils pubiens, et de ses testicules chargés de sperme. Puis, emporté par le désir, je baissais son caleçon pour découvrir la chose, et l'embrassais. Du liquide séminal perlait de son extrémité, et je faisais entrer le sexe entièrement dans ma bouche, où il gonflait, gorgé de sang.
La troisième nuit. Il me découvrit.

Est-ce que tu aurais pu comprendre, Anne, les rires des garçons dans la nuit ? La terreur, et leurs cris, et les insultes, et les coups ? Est-ce que tu aurais pu comprendre, si tu les avais vu brûler une sardine de toile de tente dans le feu pour la faire rougir et me l'enfoncer dans le cul ? Au feu, le pédé, au feu !
Est-ce que tu aurais pu comprendre que mon frère a dû les affronter, tous, seul, juste pour moi ?
Est-ce que tu aurais pu comprendre que nous avons tout perdu, là-bas ?

Non, bien sûr que non. Ni toi, ni les autres. Vous étiez trop occupés à me haïr.