Fragment #507 – Veux-tu m'épouser ?

Lola a vingt-deux ans aujourd'hui. Et tout est soigneusement préparé. Une semaine entière de réflexion et d'organisation pour aboutir à un instant parfait. Juliette envoie Sergueï à l'autre bout de Paris pour l'éloigner de Kokhavah, qu'elle est montée chercher en expliquant à Lola que tout était prévu, mais sans rien lui révéler pour autant. Simon lui apporte une robe et l'invite à l'essayer, sans poser de questions. Il l'accompagne devant la grille de notre immeuble, où un taxi attend. Il lui ouvre la porte, en parfait gentleman, et lui lance un sourire chaleureux pour la rassurer. Le taxi démarre et les emmène dans les rues de Paris. Dans la voiture, Simon ne parle pas. Il est aussi stressé que Lola, parce qu'il a participé à l'écriture du scénario. Juliette et lui se sont battu, mais c'est lui qui a finalement obtenu ce rôle. Le taxi s'arrête au bord de la Seine. Simon descend, ouvre la portière et tient la main de Lola avec délicatesse. Il la guide sur le quai du fleuve, le cœur battant.
C'est là que j'entre en scène.
Je descends le ponton qui relie une péniche à la terre. J'ai revêtu un costume élégant qui appartenait à mon grand-père dans le temps. Robert est le producteur de ce film, notre aimable mécène. Il a donné sans réfléchir, séduit par la mise en scène. Je voulais que tout soit parfait, inoubliable. Et la peur que quelque chose ne dérape m'a empêché de dormir pendant les sept jours qui viennent de s'écouler. Lola est intimidée, mais elle sourit. Elle a trouvé un repère dans mon visage, elle sait qu'elle n'a rien à craindre. Je ne suis plus le Julian schizophrène, l'ange noir, attirant et terrifiant. Je suis un archange, aux ailes protectrices, plus fort que le diamant, et plus aimant que Dieu lui-même. Ma main prend la sienne et nos chaleurs se mêlent. Je l'aide à monter sur le pont.
Simon disparaît dans l'ombre. Il n'y a plus qu'elle et moi désormais.

Nous dînons sur le toit du bateau, à la table dressée pour nous seuls, avec une nappe de dentelle d'un blanc éclatant, des couverts en argent, et, parfois, l'ombre des ponts arqués sous lesquels nous glissons sans bruit. Une rose gorgée de rouge est fichée entre nous, dans un verre de cristal que le soleil pur de l'hiver irise de mille couleurs. Le ciel bleu pâle se change peu à peu en nuit au-dessus de nos têtes, et je vois briller dans les yeux de Lola le même amour qui enflamme les miens, piqueté d'étoiles naissantes. Nous débouchons le champagne. Le liquide d'or fait pétiller ses bulles dans nos flûtes et vient charmer nos palais, émoustiller nos sangs. Mon corps tout entier tremble comme celui d'un adolescent qui couche pour la première fois. Je regarde Lola, ses yeux où brûle un feu sombre, ses cheveux qui sont comme une crinière de soie autour d'un visage mat, un visage de lionne farouche et douce à la fois. Je prends sa main, sans la quitter des yeux. La robe que j'ai choisie pour elle épouse délicieusement son corps sans imperfection. J'aime les courbes qui la dessinent, j'aime ce tracé régulier et précis. J'aime le velouté de sa peau, le grain qui saisit la lumière et la renvoie avec tendresse dans le regard des autres. J'aime la forme, autant que le fond. J'aime chercher à savoir ce qui se trame derrière ton front, ma Lola. J'aime imaginer ton esprit, tes pensées, tes rêves. J'ai appris à aimer le fait que je ne suis pas toi, que nous ne sommes pas une seule et même unité, chimère ou fantasme du passé. Nous sommes deux. Toi, et moi. Deux êtres qui se cherchent et se chercheront toujours. Deux êtres qui aiment se chercher. Deux êtres qui n'en auront jamais assez. N'est-ce pas cela, le vrai amour ? Et sens-tu ce petit objet que j'ai glissé, l'air de rien, entre tes doigts ?
Ton regard s'écarquille. C'est un anneau d'argent. Simple et sans ornement.

Lola, je suis là devant toi.
Mon cœur bat plus vite que les paupières d'un ange.
Et je te le demande :

Est-ce que tu veux m'épouser ?