Fragment #41 - Le gâteau

Je n'ai pas mangé depuis vingt-quatre heures et je n'en ai aucune envie. Pourtant, j'ai l'estomac qui gargouille et je me sens assez faible. Dans la cuisine, tout le monde s'affaire : Jacqueline, Michael, le Padre (étrangement joyeux, pourtant il ne m'aime pas, je le sens) et Malik (que je n'ai pas vu depuis longtemps). J'entends les petits cris de joie de Michael qui est notre pâtissier ce soir. Toute la clique a décidé de fêter mon rétablissement. Je regarde mon fauteuil roulant, laissé là dans un coin du salon, et je fume. Les séances de ré-éducation ont porté leurs fruits : je peux maintenant marcher sans aucune difficulté et même courir, même si je n'en abuse pas encore. Je regarde fixement la cigarette se consumer entre mes doigts et je me perds dans des pensées qui s'enchevêtrent dans tous les sens. Grégoire n'est plus, c'est un fait. J'aurais une légère tendance à penser que je suis maudit, mais comme je ne crois en rien, je ne crois pas non plus à la malédiction. Je range dans un coin de mon cerveau a priori sorti de son aphasie que je ne sortirai plus jamais avec un Grégoire. Même si je ne suis pas superstitieux, ce serait trop de Grégoire d'un seul coup. Trop d'emmerdes. Laisse tomber, Amaury, de toute façon tu n'as envie d'être avec personne. C'est tout juste si j'ai envie de baiser. Pas après Grégoire, pas si vite et pas en pensant à Michael. Etrange petit humain qui rit dans la cuisine, Michael. Qu'est-ce qui va se passer exactement ? Que va-t-il devenir ? Le Padre m'a expliqué que Michael avait toujours été enregistré comme étant son enfant. Son enfant adoptif.

Grégoire n'avait pas envie d'être légalement son père.
Mais pourquoi ? avais-je répondu, avec une agressivité que je ne compris pas.
Parce qu'il se sentait peut-être trop jeune.
Mais qu'il fut jeune ou pas, cela ne changeait pas la relation génétique entre eux deux.
Peut-être...
... Non, sûrement ! Et maintenant alors, il va devenir quoi ce môme ?
Pourquoi ? Tu t'en soucies ?
Oui.
Ce n'est pas ton gamin !
Non, mais c'était celui de Grégoire. Je me sens proche, aussi surprenant que cela puisse paraître. Et pour vous et pour moi. Mais ne vous inquiétez pas, je ne vais pas demander la garde de Michael !
De toute façon, tu ne le pourrais pas.
Voilà... De toute façon...

Mes pensées se tournent maintenant vers Jacqueline. Depuis quand m'avait-elle accompagné ? Je trouve étrange que cette femme, qui était il y a peu mon employeur, ait passé ces derniers mois à mon chevet. Chaque jour. Sans en manquer un seul. Connaissant un peu Jacqueline, maintenant, je ne peux m'empêcher de penser qu'elle a une idée derrière la tête. Qu'elle n'a pas fait tout cela uniquement pour mes beaux yeux.

Monsieur dort les yeux ouverts ?
Tiens, Jacqueline... Je pensais justement à toi.
Ah oui ?
Oui. Je me disais que tu avais passé ces derniers mois à mes côtés, tout le temps, et que tu devais avoir envie de faire autre chose. Sortir ? Vivre ta vie ?
Oh. Mais je vis ma vie.
D'accord.

Silence. Son regard, pendant quelques secondes, essaie de me pénétrer. Puis elle se retourne alors que Michael arrive avec un énorme gâteau au chocolat.

C'est moi qui l'a fait !
Bien, Michael, très bien. Mais on dit "c'est moi qui l'ai fait". D'accord ?
OK.

C'est au tour de Malik d'apparaître, suivi du Padre.

Bon, Amaury, quand est-ce qu'on part en vacances ?
Mais tu ne viens pas juste d'en revenir ?
Si, et alors ? On s'en fout ! On n'a qu'une vie, hein ?!

Jacqueline me regarde en souriant :

Oh, mais Amaury a encore besoin de se reposer ici et de se sentir complètement en forme.

Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai eu l'impression qu'elle voulait me faire passer un message. Complètement en forme pour quoi ?