Fragment #52 - Il vit monter de la terre une fumée, semblable à la fumée d'une fournaise

De l'acide citrique plein les yeux. Larmes corrosives qui mangent mes joues en tombant. Écume salée. Je suis affalé sur cette chaise d'hôpital, sans vie, et Maura, la jolie infirmière, resserre ses doigts sur les miens. Ses yeux ne me lâchent pas. Ses yeux sont toujours avec moi.
Il est mort. Il n'existe plus. Il n'y a pas de mots pour dire ce que je ressens. Il n'y a plus rien du tout. J'ai oublié que le monde tourne. J'ai oublié qu'il existe d'autres âmes à la surface de cet univers. Je suis face à ma douleur immense. Je suis face aux gouffres sans fond.
Je vois le regard brûlé de sa mère. Le visage effondré de son père. Et ses quatre soeurs, les petites saisons, qui ne comprennent pas encore. Parfois, on dit qu'il faut beaucoup de temps avant de réaliser la perte d'un être cher. Moi, j'ai réalisé tout de suite. Lui parti, je me retrouve seul ici-bas. C'est cela que signifie la mort. Rien d'autre. Nous restons seuls, privés de ceux qui ne sont plus.
Je me retrouve seul et il est impossible de revenir en arrière. Impossible de remonter le temps pour lui dire de ne pas venir à mon anniversaire, de ne pas monter dans la voiture de Florian. De lui dire combien je l'aime.
Seigneur, pourquoi fallait-il que tu le changes en ombre ? Pourquoi fallait-il que tu me punisses ? Je ne crois pas en Toi, je ne crois pas en Ta toute-puissance. Alors dis-moi, Seigneur, pourquoi je Te crains tant ? Pourquoi ton Nom me fait-Il trembler ? Je ne crois pas en Toi. Je ne crois en rien.
Mais je sais que j'éprouve les foudres de Ta colère, par cet injuste châtiment.
J'en ai du souffre plein les yeux. Personne ne veut me dire comment Robin est mort. Personne ne veut me montrer son corps. Je pleure un fantôme sans contour. Je pleure un souvenir et je voudrais le mordre jusqu'au sang, marquer sa peau avec l'empreinte de mes dents. Je voudrais qu'il reste une trace de cet amant, que jamais ma mémoire ne s'altère. Je veux conserver sous verre l'odeur de ses cheveux, la douceur de son sourire, l'éclat croquant de ses yeux. Que jamais cette image ne s'efface.
Les doigts de Maura se resserrent sur ma main. Je sors de mes rêveries pour reprendre pied dans le cauchemar sans fin. Mes parents sont là, ils s'approchent et s'asseyent à côté de nous. Maura nous laisse en famille. Les yeux de maman sont encore rouges. Elle a peur pour Florian, elle a peur qu'il ne s'en sorte pas. Elle ne comprend pas ma douleur. Personne ne peut la comprendre. Papa et maman ignorent ce que Robin était pour moi. Ce qu'il était vraiment. Ce n'était pas seulement « le quatrième passager ». C'était l'homme de ma vie, de mes rêves.
Julian et Lola se sont réveillés. Ils quitteront l'hôpital demain. Moi, je m'en moque.
Je me moque de Julian et de Lola. Et je me moque de la santé de Florian. Qu'il y reste s'il veut. C'est à cause de lui si Robin n'est plus là. C'est à cause de lui si je suis ici, dans ce couloir d'hôpital, avec du sel plein les yeux. Seigneur, je voudrais Te donner ce frère qui ne m'a jamais compris, et reprendre celui que Tu m'as volé. Je me hais de penser une chose aussi abjecte, et peu m'importe.
Je ne croirai plus jamais en l'amour.