Fragment #54 - De noir et de larmes

On place le cercueil dans une fosse. On recouvre le cercueil avec de la terre. J'observe le rituel, immobile, et je me demande si quelque part dans le monde d'autres gens sont heureux en cet instant précis. Est-ce que des gens rient ? Est-ce que des gens se rencontrent ? Est-ce que des gens font l'amour ? C'est impossible. Comment des gens pourraient-ils être heureux ou innocents, alors qu'au même moment, on enterre mon amoureux ?
Beaucoup de gens sont venus. Vêtus de noir et de larmes. Ils présentent leurs condoléances à la famille. Au père effondré. A la mère défigurée par le chagrin. Aux petites saisons devenues grises. On passe devant moi sans me voir. Comme si j'étais un fantôme. Alors je reste là, hagard, les yeux vides de larmes. Je voudrais hurler. Je voudrais que les gens me réconfortent, me serrent contre eux avec force. Je voudrais que tout le monde sache que je suis l'être le plus triste en ce lieu. Je voudrais que les gens sachent que c'était moi qu'il aimait le plus. Plus encore que sa mère, que son père, que ses soeurs. J'étais son rayon de soleil, et aucun de vous ne le sait.
Alors je me hais. Je me hais d'avoir gardé ce terrible secret. Je me hais de n'avoir pas écouté Robin. Si vous aviez su que mon petit ami était mort, ne seriez-vous pas venus à l'enterrement, papa et maman ? Est-ce que vous n'auriez pas accompagné ma souffrance et mon deuil ? Je me hais, mon Dieu, je me hais. Pourquoi me jeter dans ce gouffre, pourquoi m'infliger ces tourments ? Mes jambes se mettent à trembler. Je ne peux rien contrôler, et je tombe sur l'herbe humide dans le cimetière. Les tombes me regardent et chuchotent entre elles, je les entends. Non, je ne m'évanouis pas. Mais mes jambes ne peuvent plus supporter mon corps, et des pieds jusqu'à la tête, je me mets à trembler. Un froid sans raison me saisit et me fait grelotter. Julian et Louis viennent me relever. Mon frère me serre contre lui, de toutes ses forces. Je sens sa chaleur contre moi et elle me réconforte. Lola et Déborah se mêlent à cette étreinte, et des rivières de pleurs éclatent dans mes yeux. Pourquoi est-ce que je ne meurs pas ? Seigneur, comment peut-on souffrir autant et ne pas mourir ? Comment peut-on continuer à vivre avec pareille douleur ? Il me semble que je n'ai plus de coeur. Il me semble qu'en moi ne subsiste qu'un champ de ruines.
Et que le lierre serpente en ce lieu en se nourrissant de haine.