Fragment #16 - "The child is dead"

L'air frais qui vient de la fenêtre ouverte me fait du bien. Il amène vers moi les effluves de l'encens que Sofia a allumé. Cerisier blanc. J'adore cette senteur. Sofia et moi sommes allongées chacune de notre côté du canapé, nous laissant bercer par cette douce journée aux allures de printemps. Nous profitons de ce petit instant de répit que nous accorde la vie, silencieusement, religieusement. Il n'y a rien à dire, rien à ajouter de toute façon.
Aujourd'hui, la date sur le calendrier, ce qu'elle représente dans ma vie mais surtout dans celle de Sofia, est suffisante. Aujourd'hui, ça fait trois ans que se sont achevées plusieurs vies heureuses, comblées. Il y a trois ans, ma famille apprenait en pleine nuit que Damien venait d'avoir un accident de la route, accompagné de sa petite amie, Sofia, de son ami d'enfance, Jérôme, et de la soeur de ce dernier, Marie. La famille de Jérôme apprenait que leurs enfants avaient eu un accident, et que leur fille ne s'en était pas sortie. Damien n'a quasiment rien eu, Jé, quelques fractures. Marie est morte. Et Sofia n'a eu aucune blessure visible. Aucune blessure qui laisse de cicatrices sur la peau, qui prouve au monde qu'elle a souffert. Et qu'elle souffre encore. Mais ce jour là, en fait, deux vies se sont éteintes à jamais.
En tant que soeur, je ne comprends toujours pas, et ne lui pardonne pas non plus, le fait de n'avoir jamais dit à Damien que ce jour là, elle avait perdu leur bébé. Moi-même, je ne l'ai su que bien plus tard, Sofia était déjà revenue depuis un moment sur la région. Elle devait lui annoncer qu'elle était enceinte de près de trois mois, qu'elle était heureuse, tellement heureuse de porter leur enfant. Elle devait le lui dire. Mais elle a tardé et il y a eu l'accident. Et ce jour là, dans l'accident, le foetus a subi un traumatisme énorme, et n'a pas résisté au choc . A l'hôpital, lorsqu'on lui a annoncé, elle n'a pas pleuré, elle a juste demandé à ce qu'on ne le dise pas à Damien. Le foetus, s'il avait grandi, serait né en octobre. Comme mon frère. Comme son père. Les mois suivant, elle a gardé ça pour elle, jusqu'à ce que ça lui devienne insupportable. La tristesse, Damien qui parlait si souvent de fonder une famille, ses regrets, elle a préféré fuir. Ce qui lui a fait encore plus mal.
Et moi, là dedans, depuis que je sais, je suis rongée par l'envie de tout raconter, mais en même temps, est-ce que je n'anéantirais pas mon frère définitivement. Il apprendrait toute cette histoire, mais il apprendrait que j'étais au courant aussi. Et il ne me le pardonnerait pas. Et je veux pas le perdre. Alors, je vais continuer à me taire. Encore.
Sofia s'assoit dans le canapé. Son visage est marqué par les plis du coussin. Elle me sourit. J'enregistre tout de suite ce petit rayon de soleil dans mon esprit.
« Tu sais, je serais heureuse que ton frère fonde une famille un jour. J'ai toujours su qu'il ferait un merveilleux père.
- Sofia... Déjà, aujourd'hui, il ne ferait plus tellement un bon père. Et deuxièmement, si tu veux mon avis...
- Je connais déjà ton avis, Claire. Et je ne peux pas.
- Tu crois que tu vas pouvoir vivre toute ta vie cachée, à être là, sans être là. J'en ai marre de tout ça.
- Pourquoi tu ne lui as pas encore dit alors que tu me vois ?
- S'il l'apprend par moi, je le perds définitivement. Et j'ai déjà perdu assez de mon frère comme ça. C'est à toi de faire le premier pas. »
Sofia ne répond pas. Je vois à son expression, son regard lointain qu'elle n'est déjà plus tellement là. Je regarde mon portable. Sean doit être rentré. Dam aussi. Je ramasse les tasses sur la table basse et les amène en cuisine. Je fais couler de l'eau dans l'évier et verse un peu de liquide vaisselle dedans. J'ai à peine commencé que Sofia apparaît à côté de moi et essuie au fur et à mesure ce que je lave.
« Un jour, c'est promis, je reviendrai. Mais laisse moi du temps. S'il te plaît.
- C'est pas de moi que tu dois t'inquiéter. C'est pas moi qui doit te laisser du temps ou pas.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Damien sort avec une fille. Et pour une fois, ça a l'air sérieux. Ca fait déjà plus d'un an qu'il la connaît. »
J'ai toujours détesté le son d'un verre qui casse.