Fragment #11 - Le "Je profond" - conception

Enfin à l’école. Le seul endroit paisible dans ma vie. Aujourd’hui est un grand jour. Si mes amis m’ont écoutés, je vais pouvoir réaliser mon projet sur le « je profond ». J’ai de la chance de les avoir. Ils me consacrent leurs journées et laissent de côté leurs projets.

Arrivé dans la salle, je constate que beaucoup d’éléments sont là : les deux tables que j’avais demandées, l’une ronde, l’autre carrée. Deux nappes correspondant aux tables mais qui ne se ressemblent pas. L’une est verte, l’autre mauve. Les théières et les tasses sont là, les sucrières également. Il y a aussi quelques gâteaux et des pendules, affichant toutes une heure différente. Parfait. Il ne me manque plus que les acteurs. J’espère qu’ils auront trouvé de beaux costumes.

7h45. Bon, je suis bien en avance. Le temps que les autres arrivent, je vais m’installer. Alors commençons par le fond. Le temps de récupérer quelques épingles, je sors de mon sac la toile de fond que j’ai préparé ces jours-ci. Une toile noire et blanche. Le côté gauche est blanc, devient de plus en plus gris au milieu et vire au noir du côté droit. Je l’attache au mur, une partie traîne par terre et sert de tapis. La toile est plus grande que moi. J’effectue quelques retouches : une pointe de blanc mélangée au noir me donne un gris très foncé, mais bien distinct des autres couleurs. J’applique cette nouvelle couleur de manière à donner l’impression qu’il s’agit du fond d’une boîte. Je trace des lignes verticales et horizontales. Je continue avec un bleu très sombre, de la pastelle mélangée à de la peinture, afin de renforcer la perspective et de donner l’impression que la boîte se situe dans un « entre-deux », comme partagée entre deux mondes.
Les lignes géométriques symbolisent des frontières, plus ou moins nettes. Les couleurs représentent, comme notre société nous l’a appris, le mal et la bonté. Mais à la fois, le paradis et l’enfer. Le milieu étant la nature humaine. Ces retouches faites, je n’y touche plus, ce n’est pas encore sec.

8h30. Les premiers élèves arrivent. D’abord Nytia. Elle va incarner un de mes personnages. Elle a apporté avec elle une grande robe mauve, un peu comme la robe d’une princesse de Walt Disney. Elle a une perruque rouge et du maquillage.

- Nickel Nytia. C’est super ce que tu as amené. Va donc aux toilettes te mettre du blanc. Il faut que tu sois le plus pâle possible et surtout, dans l’excès. Profites-en pour te changer, les autres vont pas tarder.
- J’ai ton lapin aussi. Tiens, mais fait attention, j’y tiens. Il s’appelle Snoppy.
- Oh, merci, je l’ai complètement zappé lui. T’inquiète, laisse le moi.

Le lapin de Nytia est bizarre. On dirait un dalmatien mais version lapin. Tant pis, il y a du blanc, ça fera l’affaire.

Arrivent enfin Juliette et Mathieu. Pas le temps de discuter, je les envoie directement se changer.

Je continue ma mise en scène. La toile doit être en partie sèche maintenant. J’installe sur le tapis de toile les deux tables, l’une en prolongement de l’autre. J’y appose les nappes, le vert du côté blanc et le mauve du côté noir. Les services à thé et les gâteaux sont également installés. Je vais chercher trois chaises en salle de cours et je les positionne face à moi.

Juliette est la première à revenir, elle porte une grande robe verte. Elle ressemble beaucoup à celle de Nytia. Elle a une longue perruque blonde. Un teint légèrement pâle, du mascara, des ongles et des lèvres noirs.
Mathieu arrive avec une sorte de salopette de velours grise. Il porte un gilet bleu qui ressemble fortement à ceux que portent les serveurs dans les restaurants. Par-dessous, on aperçoit une chemise à carreaux rouge et verte, partiellement trouée. Sur sa tête repose un haut de forme, dont la partie supérieure est presque décousue. Son visage est très pâle et il porte une courte perruque rousse qui dépasse du chapeau.

Maintenant que tous mes acteurs sont là, aucun ne peut se retenir de rigoler de l’accoutrement de l’autre. Je rigolerais bien avec eux, mais ma démarche est artistique. Je ne peux pas me permettre de perdre mon temps avec ce genre de choses. Ils le sentent bien et réagissent en fonction. Je tolère néanmoins quelques photos. Elles me serviront pour ma « fiche projet », une fiche synthétisant mes idées, mes démarches et mes références artistiques.


- Juliette ? Juliette, s’il te plaît, met toi comme ça. Oui, assieds-toi comme à ton habitude. Voilà, dans cette position, face à la table. Tu gardes tes épaules dans l’axe de ton corps mais tourne la tête pour me regarder.
Là, voilà. Souris légèrement, pas trop. Genre, imagine que tu viens de gagner un truc hyper important à tes yeux mais que tu n’as pas le droit d’exprimer ta joie. Prend aussi un regard heu…
- Aguicheur ?
- Non. Juliette, tu changeras jamais. Soit un peu sérieuse enfin ! Adopte un regard plus attentif. Tu me regardes, tu es intéressée par moi et tu veux que j’adhère à ta cause. Tiens, prend une des tasses de thé sur la table et tend la moi, ça fera plus vrai. Voilà tu es parfaite, ne bouge pas.

- Mathieu ? Ah oui, tu es là, pardon, je ne t’avais pas vu. Alors ça va, ton costume est à ta taille ?
- Pas de problème. Je me mets là, sur la gauche de Juliette ?
- Oui, vas-y, installe toi. Met bien ton chapeau sur ta tête, qu’on reconnaisse sans trop de difficulté le chapelier fou. Voilà. Nytia, donne-lui ton lapin s’il te plaît. Mathieu, met le sur ta gauche, prend garde à ce qu’il ne s’en aille pas. Prend les pendules et installe-les autour du lui, qu’on les voie bien. Voilà, fais-moi un grand sourire niais avec des yeux bien écarquillés. Très bien.

- Nytia ? Juliette et toi êtes les deux reines de mon « je profond », alors met toi à l’opposé d’elle. Par contre, ne me regarde pas. Prend un regard méchant, fronce les sourcils en regardant l’autre reine, tes deux mains bien plaquées sur la table, comme si tu allais bondir sur elle. Voilà, baisse un peu la tête. Très bien. Maintenant, laissez-moi remplir vos tasses de thé.

Après m’être exécuté, j’installe mon chevalet. Mes amis ont beau aimer rire, ils se tiennent à carreaux maintenant. Aucun ne bouge. Je prépare mes couleurs et mes pastelles et je commence à peindre la scène.